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samedi 29 août 2015

De l' art industriel?





 " L'erreur des peintres peut se dire en peu de mots : elle tient à un narcissisme et une volupté. Volupté d'Ingres dans le tracé des formes de ses femmes au bain ; volupté de Delacroix dans l'"expressionnisme" des couleurs des femmes d'Alger ; volupté plus vulgaire - et paradigmatique pour un Proudhon qui voit poindre les cornes du diable dans toute chevelure féminine - chez ces peintres moins doués qui ap­pâtent le client par la rondeur et le modelé d'une forme fé­minine. En perdant l'idée qui doit commander aux sens et à l'imagination et en lui substituant la fausse primauté d'un "art sans idée", la peinture s'est perdue. C'est en raison de cette perte que l'artiste s'est séparé de la société. Il a voulu la solitude : qu'il ne s'étonne point que le public s'intéresse davantage à l'industrie qu'à l'art. Au moins, l'industrie, elle, est indiscutablement utile.




 Tant que durera l'erreur des peintres, l'art pour l'art, tau­tologie qui fait passer le moyen pour la fin, la méthode pour le but, et n'a pas plus de poids moral que "l'argent pour l'argent", l'art sera délaissé par le public parce qu'inutile ou démodé. La représentation des nudités féminines ne peut rien y faire : il y a plus de "sex-appeal" dans l'Exposition des produits de l'industrie que dans tous les Salons de peinture. Les produits de l'industrie sont la beauté moderne. La loco­motive de Gautier n'est pas seulement une métaphore, elle est la gardienne du temple. C'est elle qui introduit à l'industrie et fait passer le seuil qui conduit à la raison. "Quatre locomotives gardaient l'entrée de l'annexe des ma­chines, semblables à ces grands taureaux de Ninive, à ces grands sphinx égyptiens qu'on voyait à l'entrée des temples. L'annexe était le pays du fer, du feu et de l'eau ; les oreilles étaient assourdies, les yeux éblouis (...) tout était en mouve­ment ; on voyait peigner la laine, tordre le drap, tondre le fil, battre le grain, extraire le chardon, fabriquer le chocolat". Qu'est-ce qu'une odalisque devant une locomotive ? Une illusion de chair peinte pour exciter les sens devant la raison et l'idée devenues métal. Il faut décidément à l'artiste rat­traper son époque, l'époque de l'industrie. En ce sens, cette fois, l'art sera "industriel" ou ne sera pas.






 Qu'est-ce qu'un art "industriel" ? C'est un art "en situa­tion", dit Proudhon, un art fonctionnel. Ainsi la vraie mu­sique ne saurait-elle être celle qui s'exécute au concert, en effet coupée de toute relation à la "vie réelle", et par là arti­ficielle. La vraie musique ne peut-être qu'une musique en si­tuation : celle de la parade ou celle de la messe. Alors, elle s'égale aux grandeurs de l'industrie. La situation, n'est-ce pas en effet la réussite même des constructions de l'industrie ? Allez donc voir les Halles centrales de Paris, cette architecture de fer où l'art du constructeur est étroitement adapté à une situation. Non seulement elle est utile, mais aussi elle est belle par l'effet même de la rationalité et de la fonctionnalité. Parce qu'il est rationnel, c'est-à-dire parce qu'il est non-arbitraire, cet art fonctionnel établit un rapport et un lien avec la collectivité qui est l'effet même de son utilité. L'art fonctionnel a une "puissance de collectivité", il est en résonance avec le peuple, le contraire même de cet art dissonant qu'exaltent la subjectivité, le narcissisme et la volupté de l'artiste.
C'était aussi - quoique de manière déplacée - l'idée du Baudelaire de 1851, peut-être influencé par Proudhon (ou source de Proudhon ?), lorsqu'il faisait de Pierre Dupont le poète du jour, non pas parce qu'il était d'origine populaire, mais parce qu'il était représentant et représentation de l'époque. Dans l'art de Pierre Dupont, le public retrouvait une vibration populaire. Après l'ennui distingué de l'académisme gris, il retrouvait de l'humanité. C'est pour­quoi les poèmes de Dupont pouvaient régénérer l'art. Pierre Dupont avait été, selon le Baudelaire de 1851, et même si celui-ci n'y croyait qu'à moitié, l'incarnation de ces vibra­tions populaires dont "le goût infini de la république" excé­dait la politique pour atteindre à l'universel d'une époque qui instituait l'égalité comme forme du moderne jusque dans cet habit noir uniformisé qui en était le signe de reconnais­sance. De même, dira Proudhon, pas de modernité esthé­tique qui ne soit dans le même mouvement modernité idéo­logique et sociale, modernité dont les canons sont fournis par l'industrie et la raison qu'elle met en acte. 

 L' art ne saurait être pure mimèsis, ni pure expressivité d'une subjectivité trop particulière ; il est un mixte qui allie la beauté à l'utilité sous la direction de l'idée et de la raison. "La faculté esthé­tique, écrit Proudhon, est faculté féminine" ; elle doit donc être soumise à la virilité du rationnel ; elle est à la fois né­cessaire et insuffisante et "s'énerve" dans l'arbitraire jusqu'à ses noces avec la raison. La raison selon Proudhon, c'est le muscle selon Flaubert, c'est ce qui tient à distance l'hystérie. Proudhon inscrit dans le registre du négatif ce que Baudelaire inscrit dans le régime du positif : les nerfs de Delacroix sont la marque de son âme, génie androgyne selon Baudelaire, hystérie de Narcisse selon Proudhon."

Joan Borrell 
L' artiste-roi essai sur les représentations Aubier- Bibliothèque du Collège International de Philosophie 1990.






L' ensemble des photographies Versus.

dimanche 9 août 2015

Vacances d' artistes





 REPONSE A UNE ENQUETE*

Monsieur,


Je suis très flatté que vous me compreniez parmi « les artistes les plus en vue de ce temps ». Il est vrai qu'ils sont si nombreux !
Votre enquête arrive à propos. L'évolution Dada étant complète­ment terminée, je puis vous avouer que j'ai quelques regrets d'avoir contribué à créer ce mouvement.
Je n'y voyais qu'un moyen de « déblaiement » qui permettrait, par la suite, une floraison plus puissante, plus intéressante, plus épurée.



 
 


Mon espoir a été déçu. Non seulement ceux dont nous avions assez sont demeurés, mais Dada, par son attitude relâchée, a permis à toute une corporation de jeunes impuissants de se produire, en essayant de se faire prendre au sérieux. Je tiens pourtant à dire que grâce à Dada j'ai pu connaître les deux seuls hommes véritablement intelligents qui en aient fait-partie : André Breton et Louis Aragon. Comme moi, ils ont le dégoût de ceux que le succès grisa et qui se prennent maintenant pour de grands hommes, ou cherchent à tirer parti de ce succès de façon mercantile.
Mes idées actuelles s'orientent de plus en plus vers le but d'un art s'inspirant de la vie de tous ; elles s'accordent avec un désir de lutte contre la prostitution, contre l'opportunisme, contre tous les individus qui créent  les lois pour les autres, afin de mieux les esquiver eux-mêmes.





Mes projets sont de continuer à vivre, par conséquent à évoluer vers un idéal qui s'éloigne de plus en plus du genre que les gens appellent « amusant » ou « pittoresque » et qui représente pour moi l'esprit dont j'ai le plus horreur... personnalités de « m'as-tu-vu » capables de me rendre assassin, ou à défaut de me donner l'envie de fuir vers une autre planète où il n'y aurait plus que des animaux, et encore des plus primitifs ! C'est contre cet esprit que mes amis et moi nous voulons réagir, et c'est à cet effet que nous comptons publier un grand journal dont le titre sera La Vie(1), journal chargé de démasquer toutes les hypocrisies, les lâchetés, les malpropretés de notre époque."


Francis Picabia




 * Le Figaro, 20 août 1922, p. 2, sous le titre « Vacances d'artistes ». La lettre est adressée à Jack Pencil, qui organisait l'enquête.


 (1) Ce journal ne verra pas le jour, mais F.P. écrira en 1923 dans La Vie moderne puis dans Paris-Journal (acheté par Hébertot) dont Aragon sera quelques temps rédacteur en chef. On pourra lire dans ces deux journaux des déclarations d' intentions fort proches des souhaits exprimés ici par F.P.


 

 Extrait de PICABIA écrits ** 1921-1953 et posthumes.
Textes réunis et présentés par Olivier Revault d' Allonnes et Dominique Buissou Pierre Belfond éditeur 1978.



L' ensemble des photographies Versus.