traduire/translate

jeudi 9 juillet 2015

La poésie est-elle un jeu d' enfant?



L' Italie, le poète Giovanni Pascoli et San Mauro di Romagna.




 " Mais en Italie on désire, on exige, on impose la pseudo­poésie. En Italie, nous sommes victimes de l'histoire littérai­re ! À vrai dire, ce n'est pas seulement en Italie, me semble-t-il, qu'on s'est fait une fausse idée de la littérature. Les lettres sont les instruments des idées et les idées consti­tuent d'elles-mêmes de nombreux groupes qu'on nomme sciences. Mais, obsédés que nous sommes par les instru­ments, nous avons fini par en oublier les fins. Nous nous retrouvons tels des agriculteurs qui ne pensent qu'à leurs bêches et qui ne parlent que de charrues, et plus de leurs afféteries que de leur utilité. Nous ne nous soucions plus des semences, de la terre et des engrais. Nous voilà donc avec nos hommes de lettres, comme nous avons déjà nos méde­cins, nos philosophes, nos historiens et nos mathématiciens ; comme nous avons déjà, pour ainsi dire, nos cultivateurs de chanvre, de vigne, de blé et d'oliviers, si experts en matière de bêches et de charrues qu'ils ne s'occupent plus de rien d'autre, qu'ils pensent qu'il ne faut plus s'occuper d'autre chose et qu'ils estiment, je le vois bien, que leur occupation est la plus noble de toutes. Et si, au moins, ces instruments, c'étaient eux qui les faisaient: mais non, ils les «jugent » et ils les « collectionnent ». C'est ce loisir-là que nous appelons aujourd'hui critique et histoire littéraire. Et chacun peut voir qu'il y a des choses beaucoup plus utiles et plus belles à faire : c'est-à-dire cultiver et semer. Mais il y a aussi, parmi les nombreuses branches de la littérature, la poésie qui se contente d'elle-même, la poésie qui comprend en elle-même tout ce qui se dit et s'écrit, d'amer ou de doux, pour son propre plaisir ou celui d'autrui. Elle n'est pas par rap­port aux sciences ce qu'est l'instrument par rapport à sa fin. C'est, disons, une culture elle aussi, mais d'un autre ordre et d'une autre espèce. La culture, disons, tout à fait natale de la psyché primordiale et pérenne. Mais nous la mettons dans le même sac que l'autre littérature « instrumentale » et nous raisonnons sur elle de la même façon. Nous la partageons en siècles et en écoles, nous l'appelons arcadienne, roman­tique, classique, vériste, naturaliste, idéaliste et ainsi de suite. Nous affirmons qu'elle progresse, qu'elle décline, qu'elle naît, qu'elle meurt, qu'elle renaît et qu'elle meurt à nouveau. En vérité, la poésie est une telle merveille que si vous composez aujourd'hui une vraie poésie, elle sera de la même qualité qu'une vraie poésie d'il y a quatre mille ans. Comment est-ce possible? C'est tout simple: l'homme ap­prend certes à parler si diversement ou si mieux, d'une année sur l'autre, d'un siècle sur l'autre, d'un millénaire sur l'autre ; mais il commence par les mêmes vagissements et les mêmes lamentations, à toutes les époques et en tous lieux. La substance psychique des enfants est la même chez tous les peuples. Un enfant est enfant, de la même façon et par­tout. Et il n'existe donc ni poésie arcadienne, romantique, classique, ni poésie italienne, grecque ou sanskrite ; mais il n'y a que la poésie, la poésie seulement, et... la non-poésie.



Certes: il y a la contrefaçon, la sophistication, l'imitation de la poésie, et celle-ci porte de multiples noms. Il y a des per­sonnes qui contrefont les oiseaux et qui ressemblent à des oiseaux par leurs sifflements; ce ne sont pas des oiseaux, mais des oiseleurs. Je ne saurais donc dire combien est vaine l'histoire de tels dérivatifs. La voici en deux mots. Un poète émet un doux chant. Durant un siècle ou peu s'en faut, mille autres le reprennent à force de fioritures, d'altérations et jusqu'à la nausée. C'est alors qu'un autre poète fait reten­tir la beauté d'un autre chant; et, durant plus ou moins un siècle, mille autres font sur lui leurs variations. Il arrive que le chant initial ne présente ni beauté, ni douceur; et c'est alors pire que jamais ! Mais, en Italie comme ailleurs, ce résumé ne nous satisfait pas. Nos raisonnements et nos dis­tinctions se multiplient à l'excès. Telle école était meilleure, telle autre plus mauvaise. Il faut revenir à celle-là, renoncer à celle-ci. Non : toutes les écoles de poésie sont très mauvai­ses, et il n'en faut suivre aucune. Il n'y a de poésie que la poésie. Quand ensuite nos esprits entendus, sous prétexte que quelqu'un compose par exemple une vraie poésie sur un troupeau de moutons, décrètent alors que ce vrai poète est un arcadien ; et qu'ils proclament, sous prétexte qu'un autre, dans une véritable poésie, a extraordinairement gros­si une apparence, que cet autre vrai poète pèche par pré­ciosité - voilà nos esprits entendus qui sombrent à la fois dans la bêtise et dans la pédanterie. Tout sujet peut être contemplé par les yeux profonds de l'enfant intérieur ; pour ces yeux-là, toute chose ténue peut paraître très grande.



Vous ne devez juger (si vous avez cette manie de juger) que pour savoir si ce sont ces yeux qui ont vu ; et vous devez laisser de côté le XVIIe siècle et l'Arcadie. La poésie ne con­naît ni évolution ni involution, elle ne grandit ni ne rapetis­se; c'est une lumière ou un feu qui est toujours cette lumière et ce feu: quand ils apparaissent, ils illuminent et
 réchauffent, aujourd'hui comme autrefois, et exactement de la même manière.
Il faut dire seulement qu'ils apparaissent rarement. Oui, la poésie, dite et écrite, est rare. Et la poésie pure, vraiment rare. Mais il y a la poésie « appliquée ». La poésie « appli­quée » est celle des grands poèmes, des grands drames et des grands romans. Il s'en faut pourtant de beaucoup pour que ceux-ci ne soient que poésie. Imaginez que chacun d'eux soit une grande mer. Dans la mer, il y a des perles; mais combien? Bien peu; mais plus dans celle-ci et moins dans celle-là. Il faut dire aussi que, dans ces poèmes, ces dra­mes et ces romans, la poésie pure se trouve rarement à l'é­tat pur. Je donnerai un exemple. L'une de ces perles, dans le grand océan perlier qu'est La Divine Comédie, c'est, dirons-nous, la cloche du soir :


« L'heure venait qui plie à lent désir
les navigants, et leur cœur s'attendrit
du jour qu'ils ont douce amitié laissée;
alors, les sons d'une cloche lointaine
blessent d'amour le pèlerin nouvel,
comme pleurants la clarté qui se meurt. »




Dans cette représentation dont on ne peut trouver exem­ple plus poétique (Dante nous représente l'heure où nous redevenons pour un moment enfants!), c'est la dernière touche qui est la plus poétique. C'est la dernière ; même si la cloche lointaine qui pleure le jour qui meurt fait partie de ces touches auxquelles nous, versificateurs, nous avons eu recours jusqu'à la nausée, à force de les répéter. Et c'est ainsi que ce son de cloche peut s'être amorti et affaibli pour
certains, comme assourdi par tant de carillons. Mais c'est le plus poétique. Eh bien, pour la nécessité de l'art, le poète a dû mettre un petit peu d'aloi dans son or pur. Lequel? Ce « comme ». Il lui a fallu le mettre, car le poète rapporte le sentiment poétique d'autrui, bien qu'il soit aussi le sien. Et il a dit alors que la cloche paraît pleurer, qu'elle ne pleure pas vraiment. Tout à coup, l'enfant (un peu ici, beaucoup ailleurs et beaucoup chez d'autres), l'enfant à mi-chemin tressaille, et on dirait qu'il a honte d'être enfant et de parler d'une manière infantile, et il se corrige. « Elle paraît pleu­rer, mais ne pleure pas, entendons-nous bien. » Mais cher enfant, nous le savions par nous-mêmes que la cloche ne pleure pas, mais qu'elle paraît pleurer: le jour aussi, par exemple, paraît mourir, mais il ne meurt pas. "


Giovanni Pascoli Le petit enfant 

traduit de l' italien, présenté et annoté par Bertrand Levergeois Michel de Maule èditeur 2004.
 




L' ensemble des photographies Versus.