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dimanche 21 juin 2015

L' artiste se rend-il libre par sa pratique?





" L'histoire de l'art comme domaine spécifique de pratiques a souvent été conçue comme une histoire de la « conquête de l'autonomie  ». Les  artistes auraient ainsi, luttes après luttes, conquis leur indépendance à l'égard des puissances (ecclésiales, politiques ou économiques) pour parvenir à créer des œuvres sans commande ni fonction d'aucune sorte. Cette lecture met l'accent sur la libération des artistes et de leur expression et conçoit la culture comme un « instrument de liberté supposant la liberté  ». Pourtant, si cette lecture en termes d'autonomisation de l'art est possible, elle reste partielle. Car l'histoire de la constitution d' un domaine artistique relativement autonome est, indissociablement l'histoire de la séparation-sacralisation de l'art, c'est-à-dire l'histoire de l'art comme domaine séparé du reste du monde, s'inscrivant dans un rapport social sacré/profane, sous- tendu par un rapport de domination. Au terme de ce processus, l'artiste prend place à côté des dominants (temporels et spirituels) et se tient à distance du vulgaire, trônant dans sa singularité démiurgique ou tel un seigneur au-dessus de la multitude. Moins « positive » ou peut-être moins « glorieuse » pour les artistes, une telle vision s'impose pourtant dès lors qu'au lieu de prendre tacitement (et parfois explicitement) la défense de l'art et des artistes, on s'efforce seulement de décrire la réalité des rapports sociaux qui structurent les activités
 artistiques dans leur rapport à ce qui n'est pas artistique. La raison pour laquelle le sociologue ou l'historien prend spontanément la défense de l'artiste autonome, c'est souvent qu'il y projette sa propre position en tant que savant. La lutte des artistes pour accéder à la reconnaissance publique et défendre l'autonomie de leur travail fait écho à celles menées dans les
univers savants. Et là réside le point aveugle de nombre d'analyses du monde des arts.





Pour que la « fabrication matérielle du produit » soit « transfigurée en "création" », il faut que l'art et l'artiste entrent collectivement dans le champ restreint du sacré et qu'ils se séparent du profane. La « capacité
démiurgique » du « créateur », qui n'est pas une simple manière (méta­phorique) de parler, comme le « pouvoir magique de transsubstantiation
dont il est doté », sont les produits d'une longue histoire du pouvoir, du sacré et des croyances collectives à l'égard de l'art. Si des rapports de domination ne constituaient pas la trame de nos sociétés, si l'on ne croyait pas en la valeur exceptionnelle de l'art, si l'on n'avait pas le culte du tableau autographe, si l'on n'avait pas constitué, siècle après siècle, certains peintres comme de « grands hommes » dont les nations peuvent s'enorgueillir et qu'elles peuvent regrouper dans des panthéons, on ne produirait
pas autant d'intérêt, d'attention, de passion et d'émotion autour de leurs tableaux. Tout cela rappelle qu'il existe des conditions collectives et historiques de production d'une émotion de nature esthétique face à un tableau.
D'aucuns penseront que rattacher le beau ou le sublime au canevas que forment les rapports de domination relève d'un réductionnisme sociologiste un peu grossier. Pourtant, loin de n'entretenir que des liens très lâches avec la question du pouvoir, l'art en est véritablement indissociable. Sa définition, relative à l'opposition entre les arts libéraux et les arts mécaniques, la nature de ses usages et de ses appropriations sociales, comme le type de regard (admiratif) qu'il suscite : tout renvoie à la relation  dominant-dominé."


Bernard Lahire " ceci n' est pas qu' un tableau " essai sur l' art, la domination, la magie et le sacré, édition la découverte Paris 2015.


Photos Versus.
Photo 2, Atelier du sculpteur Jean Suzanne.