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jeudi 23 avril 2015

Est-il encore possible de se perdre?





Se perdre

"Se perdre signifie qu'entre nous et l'espace il n'y a pas seulement un rapport de domination, de contrôle de la part du sujet, mais aussi la possibilité que ce soit l'espace qui nous domine. Il y a des moments de la vie où nous appre­nons à apprendre de l'espace qui nous entoure. [•••] Nous ne sommes plus capables de donner une valeur, un sens à la possibilité de se perdre.






 Changer de lieu, se confronter à des mondes différents, être contraint de recréer continuel­lement des points de référence, est régénérant à un niveau psychique, mais aujourd'hui, plus personne ne conseille sem­blable expérience. Dans les cultures primitives, en revanche, si l'on ne se perdait pas, on ne pouvait pas grandir. Et ce parcours se déroute dans le désert, dans la forêt, des lieux qui sont une espèce de machine à travers laquelle on par­vient à de nouveaux états de conscience."

Franco La Cecla, Perdersi, l'uomo senza ambiente, 1988



Ce texte est cité par Francesco Careri dans son Walkscapes,  la marche comme pratique esthétique, éditions Jacqueline Chambon.



L' ensemble des photographies Versus.


lundi 13 avril 2015

Peindre, est-ce faire le con?






" On ne se débarrasse [donc] pas si facilement de la bêtise picturale ; pas plus que de sa figure allégorique, Courbet, le peintre bête, le repoussoir de la modernité. Pas plus de la bêtise que du désir. Car Courbet, bête comme un peintre, Courbet, le peintre con, est aussi le peintre du Con. C'est dans ce con, cette connerie que Duchamp, l'homme le plus intelligent du siècle, va plonger, une dernière fois.


À la toute fin de 1967 et au début de l'année 1968, quelques mois avant sa mort, Duchamp réalise une série de gravures  qui sont ses (quasi) dernières œuvres « anthumes».  Intitulées « Les Amants », elles sont de tonalité éro­tique et s'inspirent largement de références artistiques : Cranach, Ingres, Rodin et... Courbet ! La dernière de la série, Morceaux choisis d'après Courbet, représente ainsi une femme nue ôtant un bas, réplique d'un nu érotique du peintre d'Ornans, La Femme aux bas blancs. Duchamp a rajou­té dans le bas de la feuille la figure d'un petit rapace se tenant juste au-dessous du sexe à demi dévoilé de la femme. Commentaire de Duchamp : « // est curieux et de plus, c' est un faucon, ce qui est facilement compré­hensible en français, puisque /' on peut voir ici un faucon et un vrai(1.) » D'un côté un vrai « con », reproduisant un « con » peint par Courbet, le peintre « con », de l'autre un « faux con », un oiseau dessiné par la même main, mais qui cette fois est un « con » linguistique, un animal qui n'est pas issu d'un « con » biologique mais, comme l'auteur imaginaire Rrose Sélavy, s'origine d'une « connerie » verbale, un jeu de mots, un mot d'es­prit. Une nouvelle fois, côte à côte, la bêtise originelle, l'origine bestiale de la vie, et l'esprit, la distance sophistique, le mensonge introduit par l'écart du langage, le witz paradoxal qui dit qu'il ment : ceci n'est pas un con. L'obsession de Duchamp (qui s'est fait attraper une fois mais qui ne l'a jamais digéré), c'est, en termes crus, qu'on ne le prenne pas pour un con. Cette hantise, on l'a vu, deviendra l'essentiel de sa doctrine : non, les vrais artistes (sauf les peintres) ne sont pas des cons.


La deuxième hantise de Duchamp, c'est ce qu'il appelle l'érotisme, le seul « isme» auquel cet anartiste a jamais prétendu adhérer : «Je crois beau­coup à l'érotisme, parce que c'est vraiment une chose assez générale dans le monde entier, une chose que les gens comprennent. Cela rem­place, si vous voulez, ce que d'autres écoles de littérature appelaient sym­bolisme, romantisme. Ce pourrait être, pour ainsi dire, un autre "isme"(2.) » L'érotisme, autrement dit, l'irrépressible désir des femmes, le désir éperdu de les mettre à nu, d'aller voir sous leurs jupes, leurs voiles de mariée, au-delà de leurs bas, entre leurs jambes. Dédoublement du con, scission du sujet, entre l'être et l'avoir, à propos du même objet. Avoir le con, le posséder, sexuellement ou visuellement ; mais surtout ne pas l'être. Le « faux con », oiseau phallique dressé en bas de la feuille où s'étale l'im­pudique effeuilleuse, se situe à l'aplomb exact de la signature, du paraphe duchampien « M.D » vers lequel, « oiseau curieux », il semble regarder, davantage que vers les cuisses ouvertes et le con entrebâillé, d'où seuls émergent quelques poils. Ces trois éléments, les initiales, l'oiseau et le sexe de la femme qui en constitue le sommet, forment un triangle parfait, une géométrique trinité. Traduction lacanienne de cette triade : le réel (l'ouverture du désir, la béance du con), le symbolique (l'abstraction de la signature, le signifiant représentant le sujet Duchamp), l'imaginaire (la figure plastique de l'oiseau, forme intermédiaire, messager iconique du désir, tenant-lieu du moi).


Fin de partie, scène terminale (envers de la scène dite primitive) : le der­nier nu de Duchamp serait donc l'autoportrait de l'artiste en faux con, faux con voulant dire intelligent. L'artiste qui a surmonté (métempsychose post mortem ?) la bêtise, sa bêtise d'homme désirant, se métamorphose une dernière fois en une figure acérée, un dernier témoin oculiste superlatif (ce rapace naturellement a un œil d'aigle) ; cette tête d'oiseau, maintenue par un trait, un dessin sec, est dessinée, comme il se doit, de profil, et réduit à ces deux seuls éléments : un, l'œil, résumé en un point, deux, le bec ou nez aquilin dans lequel on ne peut pas ne pas retrouver Duchamp lui-même et son profil si complaisamment décliné."


 (1)Marcel Duchamp, cité par Francis M. Nauman, Duchamp. L'art à l'ère de la reproduction mécanisée,
op. cit., p. 281.
(2)Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1967, p. 109.




Miguel Egana Bête comme un peintre ou comment l' esprit vient aux artistes ( Artistes-philosophes, philosophes artistes, ironistes et dandys) Fage éditeur 2011.

Photos, tags muraux, Versus.