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mercredi 28 janvier 2015

Le noir est une couleur!




Œuvre originale de Jean Marie Staive suite à la sidération du début de janvier.

jeudi 1 janvier 2015

L' année nue, s' habille





" 1823 semble être, pour Leopardi, l'année de la pensée amoureuse. Le 23 juin, il avait écrit à André Jacopssen sa lettre sur « l'amour de rêve » ; le 29 et le 30 août, puis le 16 septembre, dans le Zibaldone, il réfléchit longue­ment sur l'amour ; en six jours du mois de septembre, il composa le poème À sa Dame.

Quand les hommes vivaient nus, raconte le Zibal­done, ils éprouvaient pour les femmes la même atti­rance qu'éprouvent les animaux : leur désir était purement sexuel ; ils s'efforçaient de le satisfaire et connaissaient un plaisir « entièrement, uniquement et très manifestement matériel ». C'était quelque chose de naturel, de spontané et d'inné, sans la moindre ombre d'artifice ou de volonté. Avec les siècles, la nature fut vaincue ; et dans les temps modernes, tout dépend des circonstances, du hasard et de l'accoutumance. Par­tout, aujourd'hui, se répand ce que Leopardi appelait avec mépris la spiritualisation, qui nuit tout autant au physique qu'au moral et nous éloigne définitivement de la nature. Les vêtements ont été inventés, et les corps humains ne sont plus visibles et offerts comme autrefois.
Avec l'invention des vêtements  naît une  civilisation
nouvelle, celle du caché, du mystère. Les hommes et les femmes ne se connaissent plus : ils sont devenus des énigmes les uns pour les autres. Tout est voilé. La femme surtout — « cet être plus que tout autre et invin­ciblement aimé et désiré » fait naître dans l'homme « quantité de conceptions, d'imaginations, d'illusions, de sentiments très vifs et profonds... mais en même temps très confus, très incertains, le plus souvent très faux, sublimes, vastes... ondoyants, vagues, indéfinis... et finalement presque mystiques ». Les sentiments sont beaucoup moins charnels qu'autrefois, car ils naissent d'une idée obscure et confuse, très obscure et très confuse même. La tendresse se développe : la douce et paisible mélancolie amoureuse, qui nous fait pleurer sans savoir pourquoi et nous résigner à un tourment inconnu. Naissent alors le tressaillement*, l'émotion, l'oscillation et la confusion de pensées et de sentiments d'autant plus indistincts et indéfinissables qu'ils sont plus vifs : ce même mouvement ondoyant que fait naître en nous la poésie. Ces sentiments n'excluent pas le faux, car l'imagination n'aime pas distinguer entre la fausseté et les illusions. À la fin, du royaume du caché, l'homme extrait une chose divine : la femme aimée.



Ces pages sur l'amour moderne sont écrites avec une ferveur, une extase, un élan, un délire de superlatifs et d'exclamations, un déferlement de répétitions assez rare, même dans les pages les plus enthousiastes du Zibaldone. Les trésors dissimulés derrière le caché n'en finissaient pas de rendre Leopardi amoureux. Tout était inconcevable. Tout était désir et espérances. Tout était sensiblement plus indéfini et infini que dans les autres passions ; et « cet infini, inséparable du véritable amour », était la source des plus grands plaisirs que l'homme puisse éprouver.
Nous assistons ainsi à l'un des typiques renversements de la pensée de Leopardi. Ce dernier commençait par une étude de mœurs à propos des vêtements féminins ; il savait très bien que c'étaient là des questions maté­rielles, artificielles et ridicules : l'un des aspects mineurs de ce mélange de hasards, de caprices et d'habitudes qui forme la vie quotidienne de l'homme, et la mode. Ces vêtements produisent à leur tour le caché ; et le caché produit un trésor de sentiments doux, incertains, spirituels, ondoyants, mystérieux, qui forment la trame de la passion moderne. Leopardi avait beau exalter la nature, il éprouvait une complète indifférence pour les passions charnelles des Anciens. Il exaltait l'amour spi­rituel et imaginaire : celui qu'il avait éprouvé, en rêve, pour Benedetta Brini ou pour la femme dont il parlait à Jacopssen, ou pour le spectre apparu dans la blancheur de l'aube, ou pour la femme qu'on ne trouve point. Si Leopardi écrivait l'histoire des vêtements, c'était indé­niablement en historien matérialiste. Mais, comme à son habitude, ce matérialiste se perd dans l'infini et dans l'indéfini, et (j'emploie ce terme avec la plus grande prudence) dans la mystique.






L'effroi amoureux est au cœur du superbe texte du 16 septembre 1823, que Leopardi écrivit quelques mois après son retour de Rome, où il avait lu plusieurs dialo­gues de Platon. Le passage commence par deux témoi­gnages. Le premier est de Pétrarque, Claires, fraîches et douces eaux, vers 53-55 :

Combien de fois j'ai dit,
Alors plein d'effroi
Celle-ci sans doute est née en Paradis

Le second est le début du plus célèbre poème de Sapho, que Leopardi avait lu dans le chapitre X du Sublime du Pseudo-Longin, dans l'édition de Toupius et Ruhnkenius :

II me semble pareil aux dieux
Cet homme, qui face à toi
Se tient et t'entend, si proche, lui parler
Doucement.
Et tu ris, pleine de désir : voilà
Ce qui a fait bondir mon cœur d'effroi dans mon sein.




Pietro Citati LEOPARDI traduit de l' italien par Brigitte Pérol Gallimard/L' arpenteur 2014.







L' ensemble des photographies Versus.