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vendredi 31 octobre 2014

La fin du tableau?





 " En 1916, dans une note, Duchamp proposait de « Se servir d'un Rembrandt comme d' une planche à repasser ". La formule fait sourire : on la jugera la provocation d'un Duchamp iconoclaste,  dont toute la génération de l'avant-garde, de Dada au Pop Art, se prévaudra pour faire accepter à son tour ses « propositions » dérisoires.
J' y vois autre chose. En 1954, une philosophe célèbre, Hannah Arendt, écrivait « [...] il est utile et légitime d' utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur ».  Rien ici ne laisse  penser à une provocation. Le propos est sérieux, et même il est grave. S' interrogeant sur le sens de l'art dans la société d'après la Première Guerre mondiale, et de ses témoins tangibles, les œuvres, sur leur permanence et sur leur éventuelle immortalité, Hanna Harendt  est amenée à avancer que « Sitôt que les ouvrages immortels du passé devinrent objet du raffinement social et individuel avec position sociale correspondante, ils perdirent leur plus importante et leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles [...]. Le mot même de •culture" est devenu suspect [...]. On fait des grandes œuvres d'art un usage tout aussi déplacé quand elle servent les fins de l'éducation ou de la perfection personnelle que lorsqu' elles servent quelque autre fin que ce soit. Ce peut être aussi utile, aussi légitime de regarder un  tableau en vue de parfaire sa connaissance d'une période donnée, qu'il est utile et légitime d' utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur. »
Pour la première fois la question est posée, devenue plus que jamais d'actualité : la culture, désintégrée, privée de toute fonction religieuse, politique ou sociale, n'est plus un témoignage spirituel, mais une « valeur », c'est-à-dire une marchandise qu'on peut faire circuler et réaliser
en échange de toutes sortes d'autre valeurs, financières, mercantiles, qui ne sont plus susceptibles du moindre jugement de goût ou d'intelligence, qui sont littéralement des n'importe quoi, des readymades jetés sur le marché...
C' est ce que Duchamp, « l'homme le plus intelligent » qu'il ait rencontré, disait André Breton, avait compris un demi-siècle avant Hannah Arendt. Ce que serait le destin de l' art  contemporain. Jusqu'à en tirer toutes les conséquences, avec lucidité et courage, mais aussi, je le crains, non sans amertume."






 Jean Clair, Marcel Duchamp et le dernier tableau in  Catalogue du Centre Pompidou Paris, Marcel Duchamp la peinture même
Jusqu' au 5 janvier 2015.





Illustration de Jacques Villon pour la revue Le Rire n° 353 du 10 Août 1901 à laquelle participa  à l' occasion son frère Marcel Duchamp.( Collection Versus.)




Photos Versus.

jeudi 16 octobre 2014

Une primitive beauté?





" Nous jugeons de tout le reste du monde d'après ce qui compose notre étroit horizon :  nous ne sortons pas de nos petites habitudes, et nos admirations sont souvent aussi folles que nos dédains. Nous jugeons avec une  égale présomption des ouvrages de l' art et de ceux de la nature. L'homme de Londres et de Paris est peut-être plus éloigné d' avoir un sentiment juste de la beauté, que l' homme inculte qui habite des contrées où on ne  connaît rien aux recherches de la civilisation.  Nous ne voyons le beau qu'à travers l'imagination des poètes ou des peintres ;  le sauvage le rencontre à chaque pas dans sa vie errante. Certes, j'accorderai sans peine qu'un tel homme a peu de moments à donner aux impressions poétiques quand on sait que sa plus constante occupation consiste  à s'empêcher de mourir de faim. Il lutte sans cesse contre une nature irritée à laquelle il dispute sa chétive vie. Cependant le sentiment de l'admiration peut naître dans des cœurs touchés parfois devant d'imposants spectacles, ou entrainé par une sorte de poésie à leur portée. "


La poésie du primitif

Eugène Delacroix Des variations du beau, 1857






Masques peints, Jean Marie Staive.
L' ensemble des photographies Versus.




mercredi 8 octobre 2014

Elle s' ouvrit, eau de roche






Elle s'ouvrit, eau de roche,
goutta, veine indécise
jusqu'à un gargouillis de source
sous le soleil qui l'incendie —
et voici qu'elle inonde

                              les ruisseaux
de son ravinement
et l'arche de son rebond,
eau et feu, maintenant,

                              et enfance
 devenue langage
clair et sourd, changeant et éternel,
dents et barbe des prophètes
en ruisselant comme stalactites et mousse 

dans les âges arides,
                             en des terres désertes
elle épandue à chaque baptême.
Avec elle autrefois j'ai fait mainte ripaille
mais sans rien dissiper : rien.
Ainsi parle la parole,
de cela témoigne le témoignage.


Mario Luzi Pour le baptême de nos fragments Traduction PH. Renard et B. Simeone Flammarion éditeur 1987.




 S'aprî, acqua di roccia,
stillô, vena indecisa
fino a un gorgoglio di sorgente
sotto il sole che la incendia —
ed eccola inondarli
                            lei i ruscelli
del suo scoscendimento
e l'arcata del suo balzo,
acqua e fuoco, ora
                           ed infanzia
divenuta eloquio
chiaro e cupo, mutevole e eterno,
grondandone corne stalattiti e muschio
denti e barba dei profeti
per età aride,
                   in terre déserte
profusa a ogni battesimo.
Con essa in altri tempi ho molto gozzovigliato
perô niente dissipando : niente.
Cosi parla la parola, testimonia questo la testimonianza.


Mario Luzi




Photos Versus.