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vendredi 21 février 2014

L' esprit des lettres






Walter Benjamin


Abécédaires du siècle dernier*

" Aucun palais royal, aucun cottage de milliardaire n'a connu le millième de l'amour voué au cours de l'histoire culturelle à l'enjolivement des lettres de l'alphabet, en raison d'abord de la joie prise à ce qui est beau, la joie d'honorer ces lettres ; mais en obéissant aussi à une intention rusée. Les lettres sont, en effet, les colonnes d'un portail où il serait tout à fait possible d'inscrire ce que Dante a lu sur le fronton de l'enfer, mais ici, leur forme brute et originelle étaient censées ne pas effrayer les petits qui peu à peu en franchissaient le seuil. Chacun de ces pilastres était donc décoré d'arabesques et de guirlandes. Et pourtant c'est tardivement qu'on a enfin compris qu'on ne rendait pas les choses plus faciles pour les enfants en surchargeant les structures des lettres d'ornementations afin de les rendre plus séduisantes.





Les lettres, par ailleurs, commencèrent très tôt à rassembler autour d'elle une cour d'objets. Les plus vieux d'entre nous ont encore, une fois leur journée faite, accroché leur chapeau à un C, regardé la souris grignoter innocemment un S, et appris que le R était la partie la plus épineuse de la rose. Avec l'ouverture émouvante, parcourant l'Europe des Lumières, à des populations étrangères, à des enfants, à des déclassés, avec le rayonnement de l'humanisme dont l'époque classique ne fut en fait que le crépuscule, les livres de lecture furent soudain placés sous un tout autre éclairage. Les petits objets illustrés qui, jusque-là, paressaient non sans gêne autour des lettres dominantes, voire étaient serrés dans des cases aussi étroites que les fenestrons des façades bourgeoises du XVIII ème siècle, lancèrent soudain de révolutionnaires slogans. Les anges, apothicaires, artilleurs, aigles et ânes, les écureuils, éléphants, escargots ; écuyères, échansons, les Danois, dragons , dindons et dompteurs découvrirent leur solidarité. Ils convoquèrent de grandes assemblées ; les députés de tous les A, B, C, etc., surgirent, et leur débats furent tumultueux. Quand Rousseau dit que toute souveraineté provient du peuple, ces conventionnels proclamèrent haut et clair leur résolutions : « L'esprit des lettres provient des choses. Nous, nous avons marqué les lettres de notre être qui est celui-ci et pas un autre. Ce n'est pas nous qui sommes vos vassaux, au contraire, vous n'êtes que notre volonté générale exprimée. »

 Traduction de l'allemand par Marc de Launay.

NOTE
1. « Pour la femme », supplément de la Frankfurter Zeitung, 12 décembre 1928 (Archives Benjamin : D 502). Benjamin possédait l'une des plus grandes collections allemandes de livres d'enfants (cf. lettre du 23 juin 1932 à l'éditeur Richard WeiEach).






Cahier de l' Herne 104 Walter Benjamin.
Photos Versus 2014.

jeudi 6 février 2014

Des goûts






   DES GOÛTS

" II y a des personnes qui ont plus d'esprit que de goût, et d'autres qui ont plus de goût que d'esprit ; il y a plus de variété et de caprice dans le goût que dans l'esprit.
Ce terme de goût a diverses significations, et il est aisé de s'y méprendre. Il y a différence entre le goût qui nous porte vers les choses, et le goût qui nous en fait connaître et discerner les qualités, en s'attachant aux règles : on peut aimer la comédie sans avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger, et on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l'aimer. Il y a des goûts qui nous approchent imperceptiblement de ce qui se montre à nous ; d'autres nous entraînent par leur force ou par leur durée.
Il y a des gens qui ont le goût faux en tout ; d'autres ne l'ont faux qu'en de certaines choses, et
ils l'ont droit et juste dans ce qui est de leur por­tée. D'autres ont des goûts particuliers, qu'ils connaissent mauvais, et ne laissent pas de les suivre. Il y en a qui ont le goût incertain ; le hasard en décide ; ils changent par légèreté, et sont tou­chés de plaisir ou d'ennui sur la parole de leurs amis. D'autres sont toujours prévenus ; ils sont esclaves de tous leurs goûts, et les respectent en toutes choses. Il y en a qui sont sensibles à ce qui est bon, et choqués de ce qui ne l'est pas ; leurs vues sont nettes et justes, et il trouvent la raison de leur goût dans leur esprit et dans leur discerne­ment.
Il y en a qui, par une sorte d'instinct dont ils ignorent la cause, décident de ce qui se présente à eux, et prennent toujours le bon parti. Ceux-ci font paraître plus de goût que d'esprit, parce que leur amour-propre et leur humeur ne prévalent point sur leurs lumières naturelles ; tout agit de , concert en eux, tout y est sur un même ton.









 Cet accord les fait juger sainement des objets, et leur en forme une idée véritable ; mais, à parler géné­ralement, il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui des autres ; ils suivent l'exemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce qu'ils ont de goût.
Dans toutes ces différences de goûts que l'on vient de marquer, il est très rare, et presque impos­sible, de rencontrer cette sorte de bon goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui en connaît toute la valeur, et qui se porte généralement sur tout : nos connaissances sont trop bornées, et cette juste disposition des qualités qui font bien juger ne se maintient d'ordinaire que sur ce qui ne nous regarde pas directement.







 Quand il s'agit de nous, notre goût n'a plus cette justesse si nécessaire, la préoccupation la trouble, tout ce qui a du rapport à nous nous paraît sous une autre figure. Personne ne voit des mêmes yeux ce qui le touche et ce qui ne le touche pas ; notre goût est conduit alors par la pente de l'amour-propre et de l'humeur, qui nous fournissent des vues nouvelles, et nous assu­jettissent à un nombre infini de changements et d'incertitudes ; notre goût n'est plus à nous, nous n'en disposons plus, il change sans notre consente­ment, et les mêmes objets nous paraissent par tant de côtés différents que nous méconnaissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons senti."



Détail de l' atelier du sculpteur Jean Suzanne 2013.


 La Rochefoucauld Maximes, réflexions, lettres Hachette poche Pluriel éditeur 1999.




Photos Versus.