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lundi 27 janvier 2014

Ecrire, peindre vous embrume?






Le brouillard, aux sources de la créativité

Le brouillard n'autorise pas seulement à braver les interdits. Enveloppé dans la ouate cotonneuse, protégé des agressions, rendu aveugle au monde extérieur, cha­cun d'entre nous peut imaginer et créer à partir de son monde intérieur sa propre œuvre d'art ; art qui, selon Oscar Wilde, fait « naître à l'existence » toute chose. « De nos jours, poursuit-il, les gens voient les brouillards, non pas parce qu'il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de  tels   effets.   Sans   doute  y   eut-il   à  Londres   des brouillards depuis des siècles. C'est infiniment probable mais personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions  rien.»  L'espace  de  création  ouvert  par  le brouillard et son action sur l'imagination nous sont plus précieux que sa fonction esthétique. « Un paysage enve­loppé de brume, écrit Caspar David Friedrich, paraît plus vaste, il anime l'imagination et renforce l'attente, semblable à une fille voilée. »







Des peintres aux photographes, des écrivains aux réalisateurs de films, nombreux sont les artistes qui se sont intéressés au brouillard et à ses effets.  En Occident, c'est le cas depuis la fin du XVIIIe siècle alors qu'en Chine l'intérêt pour le brouillard est beaucoup plus ancien. Le suspens du visible favorise l'élabora­tion de l'image onirique. Rêver devant un paysage où les   bancs  de  brouillard  léger,   ombres  des   nuages joyeux qui parsèment le ciel bleu, s'allongent dans les  vallées ;   imaginer  des  elfes  aux  longs  cheveux blonds, nimbés de brume, dansant au crépuscule dans les clairières moussues ; contempler « ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues », écrit encore Oscar Wilde dans Le Déclin du mensonge ; jouer à cache-cache avec le brouillard trompeur qui provoque la berlue... Comment reproduire ce qui se présente au regard, paysage ou forme qui déjà n'exis­tent plus ?

En   peinture,   l'apparition   de   la   brume   et   du brouillard  est liée  au développement d'un  nouveau genre pictural, le paysage, qui, s'il existe depuis long­temps dans la peinture d'histoire, chez les peintres ita­liens ou flamands, ne trouve son autonomie en France qu'au XVIIIe siècle, époque du rousseauisme.  Dans la peinture chinoise,  son  âge d'or s'étend du VIIIe au XIe siècle. Que cherchaient les artistes chinois lorsqu'ils représentaient des brumes sur leurs rouleaux ? La brume était-elle un vide mystérieux à partir duquel s'opéraient des transformations qui restaient à déchiffrer ? Se laisser guider par le mouvement de la vie, laisser des blancs, des vides, ne pas achever les traits de pinceau, faire un avec l'objet peint, telle était l'attitude des peintres-lettrés chinois. Les traités insistaient sur la difficulté de peindre la montagne « lorsque, baignées de brumes matinales ou
de fumées crépusculaires, les choses s'immergent dans la pénombre, distinctes encore, mais déjà nimbées d'un invisible halo qui les unit toutes ».






Parmi les peintres européens fascinés par le brouillard, tels Friedrich, Turner, Fùssli et Monet, Whistler a été l'un des premiers à se consacrer aux brumes dans le souci de saisir l'essence d'un monde en métamorphose, en particulier au moment où « la brume du soir vêt de poésie un bord de rivière [...], que les cheminées hautes se font campaniles, et que les magasins sont, dans la nuit, des palais ».
Langage poétique chez Friedrich, le paysage permet une rêverie méditative. Au début du XIXe siècle, il peint un grand nombre de paysages dans le brouillard, qui souvent délimite un premier plan très précis et un au-delà mystérieux élevé vers le ciel.


Changeant et éphémère, le brouillard produit « une succession d'effets étonnants » que Monet cherche à saisir lorsque les brumes de la Tamise dérobent à toutes choses leurs contours définis. « Que de choses extraordinaires, mais ne durant que cinq minutes ! C'est à devenir fou ! » écrit-il de Londres à sa femme Alice, en 1901. Il eut en cours jusqu'à quarante-quatre toiles en même temps, ce qui laisse imaginer l'envergure de ce défi pic­tural. Proche de la recherche de Monet, Fujiko Nakaya (née en 1933), sculptrice japonaise, passionnée par les phénomènes naturels qui se forment et se dissolvent instantanément, est la première artiste à créer, en jouant avec l'eau, l'atmosphère, le vent et le temps, des sculptures à partir du brouillard. « Je crée une scène pour y laisser la nature s'exprimer, dit-elle. Je suis une sculpteuse de brume, mais je n'essaie pas de la mode­ler. » Ses sculptures, éphémères, sont destinées à « divertir les gens », précise-t-elle, à leur permettre de " marcher dans les brumes et [à] contenter les sens autres que la vue, surexploitée dans la société d' information".

Ici  vidéo sur le travail de l' artiste  


Lionette Arnodin Chegaray
in La pluie, le soleil et le vent Une histoire de la sensibilité au temps qu' il fait dirigé par Alain Corbin Aubier édieur 2013.









L' ensembles des photographies Versus 2014.

mercredi 22 janvier 2014

Un chant s' élève de chaque objet.





" Un chant s'élève de chaque objet. L'ar­tisan y a enfermé un peu de son corps qui avait bien connu l'amour, puis avait porté longtemps une maladie, à moins qu'il ne se fût simplement éteint de vieil­lesse. Chant du bois, de l'acier, du cuivre. On entend à travers les siècles ricaner les bourreaux, les filles rire d'une voix sauvage, les folles bêler, l'enfant gazouil­ler. L'objet ne s'évanouit pas. On trouve de si multiples choses dans les poches des voyageurs : des canifs, de petits car­nets, une minuscule vis oubliée lors d'un démontage, un bout de ficelle entortillé, quelques graines de carottes ou de panais, de ces mêmes graines que l'homme, alors sédentaire et courbé vers la terre lançait dans  le petit sillon qu'il avait creusé dans la plate-bande de l'enclos. Devant les yeux du promeneur, l'horizon se dilue. Lui porte en tête maint secret, des restes d' amour, des désirs un moment consistants, mais qui s'évaporent tandis que l'objet, même s'il l'a oublié, reste en poche comme un talisman. Fouillant un jour les vieux vêtements dans lesquels notre corps alourdi et guetté, fût-ce de très loin par la mort, n'entre plus, on retrouve le rouage d'une frêle machine dont on doit faire effort pour retrouver l'usage. On le retourne longtemps entre ses doigts alors qu'au loin se couche un soleil d'histoire. "

Jean Follain TOUT INSTANT Gallimard 1957.















Photos 1 à 3 Versus
Photo 4, Jean Follain édition originale de 1957, coll. Versus.

jeudi 9 janvier 2014

Peindre le reste






 " «Ceux qui cherchent à expliquer un tableau font la plupart du temps fausse route.» 
C'est Picasso lui-même qui nous prévient. Et même ici, où nous tenons tous les intermédiaires, expliquer n'est rien d'autre qu'un jeu d'hypo­thèses. Sans doute y a-t-il un lien, une succession que l'on peut suivre, et qui nous donne le senti­ment de cheminer dans une clarté croissante -celle de la compréhension. Seulement cette compréhension n'est pas telle qu'elle nous permette d'expliquer, c'est-à-dire de déduire l'œuvre finale des éléments complètement ras­semblés comme leur conséquence nécessaire. Et, à aucun moment, le dessin du jour ne peut être considéré comme la conséquence du dessin de la veille. Il y a, à chaque instant, un saut, un coup de dés, une ouverture imprévue, l'instant terminal étant non point l'aboutissement de ces sauts, la réduction ou la compensation de ces écarts, mais le saut auquel le peintre choisit d'arrêter son bondissement. Si complets que soient les éléments, si précise l'analyse, il y a, à chaque instant et à leur terme, un reste — et ce reste n'est rien moins que l'acte créateur lui-même, dans chacun de ses avatars et dans son avatar final."

Gaëtan Picon, 
" Pablo Picasso La chute d' Icare " Les sentiers de la création, Albert Skira éditeur 1971.



Photo Versus