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mardi 31 décembre 2013

vendredi 13 décembre 2013

Le second degré





" II n'y a pas l'art d'abord, et ensuite sa reproduction (photo­graphies en couleurs, livres d'art): dès que la reproduction se répand, prolifère, c'est notre perception même de l'art qui est radicalement transformée, et du coup le statut de la création artis­tique qui se modifie, — celle-ci ne peut plus être innocente par rapport à l'histoire du code.




Benjamin, le premier, enregistre cela (1936, l'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique). Ce qui caractérise le processus, pour Benjamin, c'est la disparition de l'aura des œuvres d'art (leur présence immédiate, leur « ici et maintenant ») et, simultanément, le passage d'une réception individuelle (le tableau s'adressant d'un seul à un seul) à une consommation de masse. « Les techniques de reproduction, écrit Benjamin, détachent l'objet reproduit du do­maine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elles substi­tuent un phénomène de masse à un événement qui ne s'est produit qu'une seule fois. »


Or Benjamin, dans sa logique dialectique et progressiste, inter­prète cette mutation en termes de pure et simple substitution: la peinture, liée à l' aura, est selon lui condamnée à disparaître, de la même façon que le cinéma (où l'idée même d'« original » n'a plus aucun sens) remplace peu à peu le théâtre. Formules de Benjamin : « Le tableau est né au Moyen Age et rien ne garantit qu'il doive durer indéfiniment » ; « II est contraire à l'essence de la peinture de fournir matière à une réception collective simultanée » ; « On repro­duit de plus en plus des œuvres d'art qui ont été faites justement pour être reproduites ».


(...) Nous ne pouvons plus nous satisfaire de ce schéma simple, linéaire. Ce que nous voyons, aujourd'hui, au contraire, c'est une coexistence et une interpénétra­tion des pratiques artistiques « à aura » (par exemple : le tableau) et des phénomènes de reproduction. Autrement dit : la reproduction n'a pas plus tué le tableau que le disque n'a tué le concert, ou que le film n'a tué le spectacle live. Il faudrait parler, plutôt, d'une spécification et d'une redistribution des fonctions : on ne regarde pas un livre d'art comme on regarde un tableau, — et l'un ne remplace pas l'autre. La vraie question serait de savoir comment la mutation de perception introduite par la « reproductibilité technique » (dont le principal effet est de nous rendre disponible la peinture de toutes les époques et de toutes les civilisations) sollicite la création elle-même.





Je viens de le suggérer, à propos de Picasso: la véritable mutation concerne cet élargissement quasi infini (trans-spatial et trans-temporel) du champ référentiel. Ce qui nous manque, en fait, c'est une histoire de la façon dont les peintres, à différentes époques, ont pris contact avec les arts qui leur étaient extérieurs ou antérieurs. Pendant longtemps, le principal moyen était le voyage (Durer en Italie, Poussin à Rome, etc.) ; puis, cela s'est étendu à la circulation des lithographies ; une étape décisive fut la constitution des grands musées (au xixe siècle) ; enfin, la quadrichromie, la reproduction en couleurs, l'apparition des livres d'art, abolissent les limites anté­rieures. Saisir comment, à chaque fois, la peinture réagit, — com­ment les codes, confrontés à une hétérogénéité de plus en plus accentuée, sont amenés à se dé-naturaliser progressivement, jusqu'à l'époque présente, celle du second degré généralisé."

Guy Scarpetta, l' Artifice éditions Grasset 1988.




L' ensemble des photos Versus.

Dans l' actualité, le Cahier de l' Herne N° 104 consacré à Walter Benjamin.

mercredi 4 décembre 2013

Où marchons-nous?






" La comparaison de la marche et de la pensée s'appuie sur la notion de paysage : la philosophie habite les problèmes, comme le marcheur habite les paysages, surtout quand il effectue de très longues marches en montagne ou en plaine, de grandes excursions, des randonnées - autre chose en tout cas qu'une simple promenade : les maisons, il les traverse, mais c'est dans le paysage qu'il demeure. Voilà toute l'expérience du marcheur : en franchissant le seuil, il ne sort pas vraiment de chez lui ; plutôt il va de gîte en gîte, toujours provisoires, gîtes d'un seul soir. Et quand il sort le matin pour marcher, il sort dans ce complexe de vallons, dans ce cirque, dans cette montagne, cette combinaison de collines.












 Le corps habite alors le paysage, qui devient sa véritable demeure, une présence familière et conti­nue, sans pour autant qu'il y ait fusion. C'est une façon d'être au milieu des choses, avec l'idée que ce « milieu » n'est pas une extériorité étrangère. Au-delà, il y a l'idée que des paysages vous ressemblent. Mais ce n'est pas un simple jeu entre l'âme et l'espace, comme si un état intérieur se projetait dans cer­taines formes, certains dessins, certaines couleurs. C'est plutôt une rencontre qu'une correspondance. Il s'agit pour chacun de trouver son paysage. Cette découverte se trahit par une vibra­tion soudaine et harmonique entre le corps et le paysage, par une évidence pour le marcheur : c'est bien moi - moi, ce corps vivant -, c'est bien moi ce paysage."





Frédéric Gros, Petite Bibliothèque du marcheur, Paris 2011.
Texte extrait de Écrivains randonneurs présentation par Antoine de Baecque Omnibus éditeur 2013.




L'ensemble des photographies, Versus.
1,2,3, lors de marches nordiques récentes dans le Quercy.
4, La Baule.