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lundi 25 novembre 2013

Faut-il en faire tout un fromage?






 Mysterium casei. Le liquide blanc se transmutait en solide, un prodige sur lequel ne manqua pas de méditer Paracelse. Le lait, solution informe, en maturant et caillant, était capturé et moulé dans des formes symboliques. L'étrange méta­morphose réussissait à dompter, à contrôler cet élément fluc­tuant, prompt à périr, enclin à s'altérer avec une inconstante aisance : il était insaisissable, fuyant, protéiforme, difficilement apprivoisable.

La pensée prémoderne restait perplexe devant la coagula­tion du lait, étonnée par les processus de transformation, l'alchimie du changement, l'amalgame de ces substances qui recelaient en leur obscure composition les secrets intimes de la vie, les mécanismes inconnus de la décomposition et de la recomposition en nouvelles morphologies solides d'un élément primaire, dense d'une vie en suspension instable, qui prenait des formes définies et des géométries programmées sous l'action de l'empirisme savant des hommes.


Si le feu trouva en Prométhée son héros culturel, l'élément liquide (le lait s'associe parfaitement à l'eau comme fond géné­tique, comme vis generativa, écume et levain de la vie), le lait blanc, onctueux et épais ne connut jamais ni coups de théâtre glorieux ni protagonistes héroïques ; il vécut au contraire une longue aventure d'anonymat collectif qui n'accéda pas à l'épo­pée, se cantonnant aux genres bucolique et pastoral. Et pour­tant, l'ingéniosité industrieuse des tribus nomades primitives a dû chercher longtemps - pendant une période difficilement mesurable, quasi géologique - pour réussir à brider, à coaguler, à transformer ce liquide chaud, dense de présences invisibles et vitales (comme le sperme et le sang), ce bouillon tourmenté et fermentant, enclin à l'altération rapide et à la modification pro­fonde. Il fallut certainement une observation assidue, une infor­mation « interdisciplinaire » permanente des expériences, des savoirs et des techniques tribales pour permettre le passage de l'éphémère de cette liquidité fluctuante, de la durée indétermi­née mais sans aucun doute brève du lait, au temps long et constant du contrôle de ses transformations possibles, pour atteindre enfin l'évolution du liquide périssable au solide affiné et durable.


Mysterium casei. Le prodige du fromage, de la présure, de la coagulation. Mais le liquide, tout en étant dompté, bridé, caillé grâce à une présure (presame) animale ou végétale, tout en étant versé dans des " formes " qui étaient obligatoirement reliées aux signes de l'univers magico-symbolique, tout en étant devenu un objet solide, continuait à émettre d'obscures signifi­cations bivalentes, à contenir de mystérieuses « vertus », béné­fiques ou maléfiques, des pouvoirs équivoques. L'histoire de la « fortune » du fromage, de son acceptation ou de sa répulsion est longue et laborieuse. Cet aliment ne s'affirme définitive­ment (sauf quelques cas de refus obstinés, d'idiosyncrasies et d'allergies invincibles) qu'après un long échange mental, quand se dessine une nouvelle image du monde, à partir du moment où commence à se répandre de manière incontestable un nouveau paradigme scientifique.


Avant toute chose, il faut nous aventurer un instant dans les sanctuaires malodorants de la fermentation, dans la taberna casearia (soit dit en passant, la fosse à fumier s'inscrit elle aussi dans ce décor de lieux consacrés aux démons des méta­morphoses, aux puissances invisibles qui président à l'altération des substances) où s'accomplissent d'obscurs processus de transformation de la matière, bénéfiques ou maléfiques, pour saisir la silencieuse liturgie des gestes, des mains, surtout des mains féminines sensibles et créatives, pour capter l'imaginaire qui y fermente, catalysé par la magie des processus de change­ment."

Piero Camporesi L' officine des sens traduit de l' italien, Hachette 1989.








1) Polaroïd original de J.J. Bonin 1979, collection Versus.
2) Agrafage original de J.M. Staive.

lundi 11 novembre 2013

En revenant de la Foire du Livre de Brive 2013





Au marché de Brive la Gaillarde trois beautés et un obsédé textuel !

Cela devient presque une habitude ce voyage à Brive, oh, pour la deuxième fois seulement, sinon il y a longtemps !

Cela me donne une occasion supplémentaire d' aller dire un grand bonjour au peintre Bernard Lachaniette et de voir dans sa demeure atelier du centre ville son travail actuel.

Mais auparavant, la Foire !







La pluie était de la partie et d' affronter la file d' attente me fit presque rebrousser chemin lorsque l' on m' interpella. Mon plâtrier ( les murs de mes deux appartements successifs furent refait de neuf grâce à sa dextérité d' artisan ) me fit ainsi grappiller une bonne cinquantaines de mètres de ce pèlerinage sous la pluie.

Presque une attente pour rentrer en classe...



L' ambiance toujours aussi étouffante, empressée comme une veille de fête de Noël avec des vendeuses et vendeurs de leurs propre cadeaux.







J' avais ma liste de priorités pour la visite mais comme tout grand distrait ou petit moustique attiré par la lumière et tout ce qui bouge, voilà que les Sœurs Girard faisait leur show pour leur succès : » La femme parfaite est-elle une connasse ? »

Là, c' était du lourd !

Et moi qui suis toujours en recherche d' un chartreux en lignée plus ou moins directe des sœurs Léger...












Bref, je m' approche du stand Flammarion, la première Beauté, où se trouve Hélène Grémillon, alerté par l' article plus que positif de Paul Edel sur son blog Près, loin. Peu de monde pour un samedi après-midi autour d' elle ( Pourquoi  Dominique Noguez avec son Une année qui commence bien n' a t-il pas été invité?)

Agréable, sympathique, pétillante d' intelligence et d' un charme certain l' accueil est plus que joyeux et j' ai même droit à des gestes rigolos avec ses mains que je prends en photo... Hélas, la photo n' a pas dévoilé cet instant... J' achète ! ( son livre..) J' apprends aussi de sa bouche gourmande que nous sommes du même signe zodiacal, hum...

Bon, j' ai lu son livre ( depuis samedi soir, j' ai lu et acheté les livres de tous les auteur(e)s visité(e)s ) et je le conseille vivement, ( moi qui suis plutôt un lecteur de poésie , de livre de critique d' art ou de philosophie ) bonne intrigue et quelques excursions typographiques, comme la montée des escaliers, par exemple, qui m' a plu. Et des passages très instructifs m' ont permis de donner un nom à des actions bien particulières narrées dans le livre de souvenirs de Régine Desforges sur lequel je vais bientôt revenir, la dendrophilie, par exemple.









Seconde Beauté du Salon de Brive, vraiment, Mélanie Chappuis avec son Dans la tête de...aux éditions Luce Wilquin. D' ailleurs avant de prendre ma photo, je lui est dit qu' elle était très jolie femme et elle est encore plus belle en vrai, croyez-moi !

Seule à son stand, elle griffonnait des espèces de crêtes de coq sur la tête d' un petit bonhomme ( en agrandissant la photo, cela se voit!) avec son stylo bille. On parle de son livre, elle me précise qu' elle est journaliste au journal le Temps en Suisse. Et je lui parle de G. Borgeaud mon ami, de Chappaz rencontré à Rodez avec Corinna Bille, de Jaccottet, bref d' écrivains helvétiques francophones...Livre là encore pasionnant malgré l' exercice de style plus que périlleux de se mettre mentalement à la place de personnages célèbres, anonymes ou people.





En consultant sur internet son CV, que ne suis-je tombé des nues en voyant ses photos ultra glamour avec le très beau Zep, papa du non moins célébrissime Titeuf ( vendu dans le monde entier ) dont je n' ai jamais consulté ni le moindre livre ni la moindre image !









La troisième Grâce, habituée des «  énhaurmes » succès de vente n' a pas changée depuis le temps d' une homérique émission de radio – érotisme et littérature - dans les années 80 que j' avais organisée lors d' un de ses séjours dans la maison de Louis Malle dans le Quercy.

Grand plaisir pour moi en effet de converser avec Régine Desforges pour la troisième fois et de pouvoir lire dans son essai biographique les moments pendant lesquels je l' ai rencontrée.

Notamment rue de l' Echiquier à Paris avant le Quercy.

Je travaillais en 1970 pour payer mes études de philo, juste au-dessus de ses bureaux entrepôts des éditions L' Or du Temps. L' endroit était encombré au rez-de-chaussée de caisses pleines de livres érotiques qu' elle éditait alors et expédiait dans le monde entier. Je la vois encore descendant les escaliers en sifflotant dans une jupe courte moulante...

Et certains membres du personnel des six étages qui piquaient quelquefois, lors de la pause du déjeuner, les livres «  défendus » dans les grandes caisses en bois !





Frédéric Mitterrand, était le plus proche voisin de Régine Desforges et écoutait en souriant notre conversation, bref j' ai acheté aussi son bouquin !








Et l' obsédé textuel, me direz-vous ?

C' est la surprise de fin de soirée !

Et il faut que je vous dise tout de suite que cet Arnaud Viviant m'a énervé avec ses critiques littéraires à la radio et je le lui ai dit...Et pourtant, je suis reparti avec ses deux derniers bouquins, Le génie du communisme chez Gallimard et son La vie critique chez Belfond.

Pourquoi ?

Même passion pour l' œuvre de Piere Bourgeade !

Versus



Photos Versus.
Œuvres de Bernard Lachaniette ( première et dernière photos ) courtoisie Galerie Le Cadre Cahors.

mardi 5 novembre 2013

Le prix Goncourt, un patrimoine?







" Aujourd'hui, c'est vrai, notre époque est devenue plus patrimoniale. La mémoire nous hante davantage. Nous sommes tous conscients qu'un changement de « régime d'historicité » s'est produit. Il se peut que l'abondance des travaux menés sur nos institutions et nos disciplines soit signe moins de notre dynamisme que de notre mélancolie. Pourtant, je trouve ces entre­prises salubres et même indispensables. Après mon livre sur Bernard Fay, en vue duquel j'avais dépouillé les archives du Collège de France pour les années 1936-1946, je me suis lancé dans une histoire des chaires du Collège. L'étude des propositions de chaire retenues ainsi que des propositions écartées permet de dessiner, à côté du Collège réel, un Collège virtuel, tenant compte de tout ce qu'il aurait pu être et consti­tuant une entrée dans une histoire des disciplines en France aux XIXe et XXe siècles, de la manière dont cer­taines ont été admises, d'autres retardées. C'est un projet qui me tient à cœur, et il ne me semble nul­lement motivé par le passéisme. Les disciplines et les institutions ont besoin d'histoires critiques pour faire leurs comptes et se projeter dans l'avenir, qu'elles relè­vent des sciences humaines et sociales comme des sciences dures. Dans nos disciplines littéraires, où l'on ne peut jamais dire qu'une méthode est éliminée pour toujours et qu'elle ne reviendra jamais, c'est particulièrement nécessaire. La théorie a renouvelé notre intérêt pour la rhétorique, que l'histoire littéraire croyait avoir définitivement démodée. De même qu'aucune méthode ne peut être considérée comme un dogme incontestable, aucune ne peut être tenue pour morte à jamais. Pour éviter les restaurations mécaniques et les répétitions régressives, pour contrô­ler l'éclectisme, rien ne vaut la conscience historique des disciplines et des méthodes.



 




J'ai réédité plusieurs critiques littéraires, notamment Albert Thibaudet, le plus répandu de l'entre-deux-guerres. La critique, même ancienne, a toujours quelque chose à nous dire, ne serait-ce que pour nous épargner la redite, pour nous dégourdir. Mais j'admets que cette curiosité pour nos prédécesseurs peut être maléfique, si nous nous contentons, une fois Sainte-Beuve, Brunetière, Lanson ou Thibaudet remis en cir­culation, de répéter leurs gestes critiques ou seulement de les rafraîchir. La réflexion sur notre histoire disci­plinaire vise à prévenir cette tentation ; la connaissance des pratiques passées facilite le renouvellement. Pour cette raison, l'histoire des disciplines et des institutions ne me semble pas du tout rétro. Au contraire, on ne s'y est pas encore assez exercé."


Antoine Compagnon, Une question de discipline Flammarion 2013, pp. 151-152.



Photos Versus 2013.