traduire/translate

vendredi 6 septembre 2013

Eugène Delacroix : penser la peinture ou peindre la pensée?





 A propos du JOURNAL de Delacroix.

 *
* *


"  On y trouve d'abord ceci : l'image d'un homme qui se bat corps à corps avec sa propre pensée en même temps qu'avec sa toile, sa palette et ses pinceaux, pour fabriquer une œuvre. Lorsque Delacroix prend la plume, ce n'est pas pour accorder ensemble quelques idées. Il n'est pas un théoricien abstrait. Il est un créateur, ses pensées sont celles d'un homme d'action. C'est pourquoi il lie constamment, dans les pages de son Journal, les problèmes dits techniques de la peinture et ceux, dits philosophiques, que lui pose son existence d'homme. Par cette façon qui est la sienne d'associer intimement, ou plutôt de ne pas dissocier arbitrairement la méditation et la pratique concrète de son art, Delacroix donne déjà corps à une conception qui met au premier plan, de façon nouvelle parce que plus consciente, la liberté et la pleine responsabilité créatrice de l'artiste : dans les arts plastiques, les moyens expressifs de la technique sont indissolublement ceux de la pensée. Attitude dont le recul de temps nous empêche peut-être de bien voir le caractère déjà très moderne. Les jeunes générations des années 1900, qui firent du Journal de Dela­croix un livre de chevet, pouvaient comprendre ce que cette conception contenait de ferments révolutionnaires. Le grand effort romantique, son esprit de conquête avaient mis à nu le divorce des formes anciennes de l'art et de la société indus trielle naissante. Mais on pouvait trouver davantage dans l'exemple de Delacroix : les voies et moyens d'une réconcilia­tion possible de l'art et du monde moderne. Sa conception de l'activité artistique supposait en effet, par principe, le droit et le pouvoir que possède l'artiste d'inventer librement des formes neuves pour l'expression de sa pensée.





 

Baudelaire a bien compris ce que la démarche intellectuelle du peintre avait de nouveau. Il souligne ce qui peut nous paraître évident, mais ne l'était pas assez de son temps : Eugène Delacroix, en même temps qu'un homme épris de son métier, était un homme de culture générale, dit-il par exemple. C'est vrai, Delacroix est un penseur, et se veut tel, lorsqu'il peint. Il n'est pas absolument le premier à avoir proclamé ainsi la haute fonction intellectuelle de l'art, activité de l'esprit et non seulement habileté de la main ou affaire de bon goût. Mais il le fait avec éclat et à sa façon, qui d'ailleurs ne va pas sans confusion. Lui qui sut jouer à la fois sur le double clavier des images et des mots, il distingue mal ces deux modes différents de l'activité intellectuelle. Il subor­donne encore le premier au second. Pour lui, l'Idée ou la conception de l'œuvre d'art continue de ressortir davantage à la pensée discursive qu'à une pensée proprement plastique. En quoi il demeure malgré tout un artiste du passé. Quand j'ai fait un beau tableau, proteste-t-il à vingt-quatre ans, je n'ai pas écrit une pensée! Qu'ils sont simples! Écrire une pensée? Avec quel jeu des couleurs et des lignes, quelle expressivité de la touche, quelles figures symboliques et quelle organisation de leurs signes sur la toile ? Le Journal répond à ces questions et montre ainsi sur le vif l'effort de la pensée qui se réalise dans les formes mêmes du langage plastique. Cependant Delacroix n'a jamais voulu que cet effort créateur aille jusqu'à arracher la nouvelle peinture au monde imaginaire et formel qui est celui de la tradition humaniste, où l'imagi­nation artistique se trouve très soumise jusque dans ses modes d'expression aux préconceptions de la pensée religieuse, poli­tique ou morale et à la culture littéraire. En ce sens, Dela­croix infuse un sang neuf aux vieux mythes plutôt qu'il ne crée des mythes neufs pour les temps modernes. C'est un nouveau développement de l'ancienne peinture qu'il propose, lorsqu'il en ré-incarne les thèmes, les pensées traditionnels dans des figures et dans une dramaturgie nouvelles, emprun­tées à la littérature contemporaine, aux légendes nordiques, à l'imagerie orientale. Tout le drame de l'œuvre de Delacroix est là, en effet, celui qui oppose l'esprit de conquête roman­tique à ce qu'il nomme lui-même son classicisme. C'est dans le domaine déjà circonscrit de la tradition culturelle, et sans pouvoir s'en évader, que le romantique Delacroix défriche."

Marc Le Bot, Delacroix et la tradition in Revue EUROPE Avril 1963.









Photos Versus.

6 commentaires:

  1. Très intéressant. Je crois bien avec le journal de Delacroix quelque part.
    Bon dimanche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Son Journal est effectivement " très intéressant" comme vous le soulignez.
      Voici ce qu'en dit Marc Le Bot dans son article :

      "La rédaction de son journal fut entreprise par Delacroix en 1822, interrompue en 1824, reprise en 1847 et poursuivie jusqu'à sa mort. Pourquoi cette longue interruption, pourquoi la reprise n'in­tervint-elle qu'après que Delacroix eût atteint la cinquan­taine? On dit que le temps de l'interruption, 1824-1847, c'est aussi la période de sa plus grande activité artistique. Delacroix mène ses premières batailles « romantiques », il voyage au Maroc, il réalise les grandes décorations du Palais-Bourbon et du Sénat. Il n'a pas le temps d'écrire. Peut-être. Mais comment mesurer l'importance relative de cette production avec celle des vingt dernières années de sa vie : le plafond de la Galerie d'Apollon au Louvre, le Salon de la Paix à l'Hôtel de Ville et Saint-Sulpice, par exemple? Non, le Jour­nal est autre chose qu'un supplément d'activité créatrice. Delacroix recommence d'écrire, en 1847, lorsqu'il se déclare classique."
      ( Delacroix et la tradition, opus cité pages 26 et 27).

      Supprimer
  2. " lorsqu'il se déclare classique"

    Cet article à propos d' Eugène Delacroix m'est apparu prometteur de prolongements d'analyses face à la double lecture de la notion d' "antimoderne" chère à Antoine Compagnon d' abord et à celle de Pascal Engel ensuite en ce qui concerne son décryptage minutieux, instructif et éclairé de la pensée de Julien Benda.
    Certains "romantiques" plus "classiques" ( façon Benda ) qu'on ne le pense?

    RépondreSupprimer
  3. "classique"?
    Marc Le Bot développe :

    " Qu'est-ce à dire? Il ne faut pas oublier que Delacroix a voulu ou espéré, un temps, qu'il finirait par tirer de ses notes écrites un corps de doctrine cohérent. Mais il n'était pas homme de système, du moins en ce sens-là. Il renonce donc à un projet faux, il préfère s'inspirer de Montaigne et noter au jour le jour, dit-il, les essais qu'il fait de lui-même. « Es­sais », oui, mais essais d'organisation du terrain défriché. La période des conquêtes hasardeuses est achevée. Vers ces années 1850, on dirait que Delacroix a fini d'accumuler ses richesses. Il a déjà tout osé, il a puisé ses images à toutes les sources de la culture moderne : la vie quotidienne, la vie politique, l'Orient, les grands thèmes littéraires venus du Nord, Faust et Hamlet, les légendes anciennes ; il a inventorié toutes les passions du cœur humain, tous les rêves de l'es­prit ; il a sa faune, sa flore, ses paysages, ses natures-mortes, es portraits, son bazar d'objets symboliques ; il a mis a nu ses obsessions les plus intimes. Il est temps qu'il mette de l'ordre dans son domaine. Il se déclare soudain publiquement homme de la Tradition. Tout ce grand effort romantique qu'il incarne, parfois comme malgré lui, il prétend qu'il faut l'in­tégrer dans le projet humaniste qui était déjà celui des hom­mes de la Renaissance. N'est-ce pas lui qui a raison?
    Les Berlioz, les Hugo, tous ces réformateurs prétendus..., écrit Delacroix avec rancœur. C'est lui-même qui lie constam­ment dans ses propos la révolution artistique à la révolution sociale pour les refuser. Pourquoi ne pas le croire sur parole ? Son romantisme n'est pas révolutionnaire. On sait bien, ou plutôt l'on constate qu'un homme peut être réactionnaire en politique et en art homme de progrès. Mais si cela peut signi­fier que le domaine de la réflexion artistique déborde le champ-clos des luttes politiques ou ne coïncide pas avec lui, on ne peut cependant considérer les opinions politiques de De­lacroix simplement comme des résidus impurs ou des aberra­tions de sa pensée. On ne saurait dissocier absolument l'homme social et l'artiste."

    Article opus cité page 27

    RépondreSupprimer
  4. Pour conclure...

    "Tout est égal : l'intérêt n'est pas plus dans la tête que dans les dra­peries ou le siège. Il y a chez Géricault ce nerf, cet osé qui est à la pein­ture ce que la vis comiea est à l'art du théâtre." ( E. Delacroix, Journal)


    " Moderne Delacroix?
    Éloge de la peinture pure? Il est vrai qu'il suffirait de changer quelques mots de la première de ces phrases pour pouvoir l'appliquer aux Joueurs de Cartes de Cézanne. Faire de la surface plane de la toile une surface colorée plastiquement cohérente et homogène à la masse colorée que le réel offre à la perception visuelle, c'est mettre au premier plan la cohérence spécifique du langage plastique. Et en effet, dans plus d'un aspect de sa pratique artistique, Delacroix permet de saisir que les conditions de l'acte créa­teur fondent l'autonomie de la pensée plastique. Bien qu'il croit à la réalité transcendante d'un Beau Idéal, Delacroix a aussi souligné cent fois que la vérité de l'œuvre d'art ne se réalise qu'en cours d'exécution. C'est un leit-motiv de son Journal. Le nerf, l'osé dont il parle à propos de Géricault, il les nomme même parfois le délire qui doit entraîner l'artiste quand il manipule ses pinceaux. Le vibrato de la touche trahit le geste du peintre en action. Et si Delacroix se refuse à ne pas « finir » ses tableaux, il est troublé par ce que l'ébauche où l'absence de fini traduit de la pensée et de la sensibilité intimes de l'artiste. Enfin, ici encore, la couleur jouera le premier rôle. Baudelaire, toujours lui, l'a souligné, et Van Gogh copiant Delacroix montre qu'on pouvait tirer de ces principes d'étonnantes conséquences, quand on voit Dela­croix s'écarter de la pratique du ton local pour partir au contraire d'un ton choisi comme arbitrairement, — le fameux cheval rosé de son Trajan par exemple.
    En accordant ainsi harmoniquement ses couleurs à une note dominante dont l'arbitraire fait hurler les académiciens, Delacroix répondait à un besoin d'expression personnelle. C'est un extraordinaire effort pour rendre le langage pictural capable de traduire la passion, que Delacroix partage avec les plus grands esprits de son temps, d'établir un nouvel accord de l'art et du monde moderne. Pourtant les composi­tions de Delacroix obéissent aux mêmes lois générales que cel­les de Titien, elles ne remettent jamais en cause les cadres in­tellectuels de la perspective spatiale de la Renaissance. Pour être moderne, le romantique Delacroix a tenté de résoudre les contradictions de l'idéologie de l'Humanisme Renaissant et du monde actuel, sans pourtant qu'il ait jamais remis en cause les postulats métaphysiques, moraux, politiques et ar­tistiques de cette idéologie. Delacroix n'est pas un moderne. Mais le spectacle de ses œuvres ou la lecture de son Journal ne permettent pas seulement de s'émouvoir comme on fait en reconnaissant la vérité d'un passé révolu. En un certain sens, le romantisme, tel que Delacroix l'accomplit, définit une attitude humaine toujours exemplaire : Delacroix a cru que tout était possible, même à l'ancienne peinture."

    Marc LE BOT, Delacroix et la tradition Revue EUROPE Avril 1963 pages 33/34.

    RépondreSupprimer
  5. ah là je me suis intéressée à sa pensée et aussi à ces écrits....

    RépondreSupprimer

Merci de votre passage et de votre éventuel commentaire.Vous participez ainsi au dialogue et à l'échange sur ce blog!