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mardi 31 décembre 2013

vendredi 13 décembre 2013

Le second degré





" II n'y a pas l'art d'abord, et ensuite sa reproduction (photo­graphies en couleurs, livres d'art): dès que la reproduction se répand, prolifère, c'est notre perception même de l'art qui est radicalement transformée, et du coup le statut de la création artis­tique qui se modifie, — celle-ci ne peut plus être innocente par rapport à l'histoire du code.




Benjamin, le premier, enregistre cela (1936, l'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique). Ce qui caractérise le processus, pour Benjamin, c'est la disparition de l'aura des œuvres d'art (leur présence immédiate, leur « ici et maintenant ») et, simultanément, le passage d'une réception individuelle (le tableau s'adressant d'un seul à un seul) à une consommation de masse. « Les techniques de reproduction, écrit Benjamin, détachent l'objet reproduit du do­maine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elles substi­tuent un phénomène de masse à un événement qui ne s'est produit qu'une seule fois. »


Or Benjamin, dans sa logique dialectique et progressiste, inter­prète cette mutation en termes de pure et simple substitution: la peinture, liée à l' aura, est selon lui condamnée à disparaître, de la même façon que le cinéma (où l'idée même d'« original » n'a plus aucun sens) remplace peu à peu le théâtre. Formules de Benjamin : « Le tableau est né au Moyen Age et rien ne garantit qu'il doive durer indéfiniment » ; « II est contraire à l'essence de la peinture de fournir matière à une réception collective simultanée » ; « On repro­duit de plus en plus des œuvres d'art qui ont été faites justement pour être reproduites ».


(...) Nous ne pouvons plus nous satisfaire de ce schéma simple, linéaire. Ce que nous voyons, aujourd'hui, au contraire, c'est une coexistence et une interpénétra­tion des pratiques artistiques « à aura » (par exemple : le tableau) et des phénomènes de reproduction. Autrement dit : la reproduction n'a pas plus tué le tableau que le disque n'a tué le concert, ou que le film n'a tué le spectacle live. Il faudrait parler, plutôt, d'une spécification et d'une redistribution des fonctions : on ne regarde pas un livre d'art comme on regarde un tableau, — et l'un ne remplace pas l'autre. La vraie question serait de savoir comment la mutation de perception introduite par la « reproductibilité technique » (dont le principal effet est de nous rendre disponible la peinture de toutes les époques et de toutes les civilisations) sollicite la création elle-même.





Je viens de le suggérer, à propos de Picasso: la véritable mutation concerne cet élargissement quasi infini (trans-spatial et trans-temporel) du champ référentiel. Ce qui nous manque, en fait, c'est une histoire de la façon dont les peintres, à différentes époques, ont pris contact avec les arts qui leur étaient extérieurs ou antérieurs. Pendant longtemps, le principal moyen était le voyage (Durer en Italie, Poussin à Rome, etc.) ; puis, cela s'est étendu à la circulation des lithographies ; une étape décisive fut la constitution des grands musées (au xixe siècle) ; enfin, la quadrichromie, la reproduction en couleurs, l'apparition des livres d'art, abolissent les limites anté­rieures. Saisir comment, à chaque fois, la peinture réagit, — com­ment les codes, confrontés à une hétérogénéité de plus en plus accentuée, sont amenés à se dé-naturaliser progressivement, jusqu'à l'époque présente, celle du second degré généralisé."

Guy Scarpetta, l' Artifice éditions Grasset 1988.




L' ensemble des photos Versus.

Dans l' actualité, le Cahier de l' Herne N° 104 consacré à Walter Benjamin.

mercredi 4 décembre 2013

Où marchons-nous?






" La comparaison de la marche et de la pensée s'appuie sur la notion de paysage : la philosophie habite les problèmes, comme le marcheur habite les paysages, surtout quand il effectue de très longues marches en montagne ou en plaine, de grandes excursions, des randonnées - autre chose en tout cas qu'une simple promenade : les maisons, il les traverse, mais c'est dans le paysage qu'il demeure. Voilà toute l'expérience du marcheur : en franchissant le seuil, il ne sort pas vraiment de chez lui ; plutôt il va de gîte en gîte, toujours provisoires, gîtes d'un seul soir. Et quand il sort le matin pour marcher, il sort dans ce complexe de vallons, dans ce cirque, dans cette montagne, cette combinaison de collines.












 Le corps habite alors le paysage, qui devient sa véritable demeure, une présence familière et conti­nue, sans pour autant qu'il y ait fusion. C'est une façon d'être au milieu des choses, avec l'idée que ce « milieu » n'est pas une extériorité étrangère. Au-delà, il y a l'idée que des paysages vous ressemblent. Mais ce n'est pas un simple jeu entre l'âme et l'espace, comme si un état intérieur se projetait dans cer­taines formes, certains dessins, certaines couleurs. C'est plutôt une rencontre qu'une correspondance. Il s'agit pour chacun de trouver son paysage. Cette découverte se trahit par une vibra­tion soudaine et harmonique entre le corps et le paysage, par une évidence pour le marcheur : c'est bien moi - moi, ce corps vivant -, c'est bien moi ce paysage."





Frédéric Gros, Petite Bibliothèque du marcheur, Paris 2011.
Texte extrait de Écrivains randonneurs présentation par Antoine de Baecque Omnibus éditeur 2013.




L'ensemble des photographies, Versus.
1,2,3, lors de marches nordiques récentes dans le Quercy.
4, La Baule.

lundi 25 novembre 2013

Faut-il en faire tout un fromage?






 Mysterium casei. Le liquide blanc se transmutait en solide, un prodige sur lequel ne manqua pas de méditer Paracelse. Le lait, solution informe, en maturant et caillant, était capturé et moulé dans des formes symboliques. L'étrange méta­morphose réussissait à dompter, à contrôler cet élément fluc­tuant, prompt à périr, enclin à s'altérer avec une inconstante aisance : il était insaisissable, fuyant, protéiforme, difficilement apprivoisable.

La pensée prémoderne restait perplexe devant la coagula­tion du lait, étonnée par les processus de transformation, l'alchimie du changement, l'amalgame de ces substances qui recelaient en leur obscure composition les secrets intimes de la vie, les mécanismes inconnus de la décomposition et de la recomposition en nouvelles morphologies solides d'un élément primaire, dense d'une vie en suspension instable, qui prenait des formes définies et des géométries programmées sous l'action de l'empirisme savant des hommes.


Si le feu trouva en Prométhée son héros culturel, l'élément liquide (le lait s'associe parfaitement à l'eau comme fond géné­tique, comme vis generativa, écume et levain de la vie), le lait blanc, onctueux et épais ne connut jamais ni coups de théâtre glorieux ni protagonistes héroïques ; il vécut au contraire une longue aventure d'anonymat collectif qui n'accéda pas à l'épo­pée, se cantonnant aux genres bucolique et pastoral. Et pour­tant, l'ingéniosité industrieuse des tribus nomades primitives a dû chercher longtemps - pendant une période difficilement mesurable, quasi géologique - pour réussir à brider, à coaguler, à transformer ce liquide chaud, dense de présences invisibles et vitales (comme le sperme et le sang), ce bouillon tourmenté et fermentant, enclin à l'altération rapide et à la modification pro­fonde. Il fallut certainement une observation assidue, une infor­mation « interdisciplinaire » permanente des expériences, des savoirs et des techniques tribales pour permettre le passage de l'éphémère de cette liquidité fluctuante, de la durée indétermi­née mais sans aucun doute brève du lait, au temps long et constant du contrôle de ses transformations possibles, pour atteindre enfin l'évolution du liquide périssable au solide affiné et durable.


Mysterium casei. Le prodige du fromage, de la présure, de la coagulation. Mais le liquide, tout en étant dompté, bridé, caillé grâce à une présure (presame) animale ou végétale, tout en étant versé dans des " formes " qui étaient obligatoirement reliées aux signes de l'univers magico-symbolique, tout en étant devenu un objet solide, continuait à émettre d'obscures signifi­cations bivalentes, à contenir de mystérieuses « vertus », béné­fiques ou maléfiques, des pouvoirs équivoques. L'histoire de la « fortune » du fromage, de son acceptation ou de sa répulsion est longue et laborieuse. Cet aliment ne s'affirme définitive­ment (sauf quelques cas de refus obstinés, d'idiosyncrasies et d'allergies invincibles) qu'après un long échange mental, quand se dessine une nouvelle image du monde, à partir du moment où commence à se répandre de manière incontestable un nouveau paradigme scientifique.


Avant toute chose, il faut nous aventurer un instant dans les sanctuaires malodorants de la fermentation, dans la taberna casearia (soit dit en passant, la fosse à fumier s'inscrit elle aussi dans ce décor de lieux consacrés aux démons des méta­morphoses, aux puissances invisibles qui président à l'altération des substances) où s'accomplissent d'obscurs processus de transformation de la matière, bénéfiques ou maléfiques, pour saisir la silencieuse liturgie des gestes, des mains, surtout des mains féminines sensibles et créatives, pour capter l'imaginaire qui y fermente, catalysé par la magie des processus de change­ment."

Piero Camporesi L' officine des sens traduit de l' italien, Hachette 1989.








1) Polaroïd original de J.J. Bonin 1979, collection Versus.
2) Agrafage original de J.M. Staive.

lundi 11 novembre 2013

En revenant de la Foire du Livre de Brive 2013





Au marché de Brive la Gaillarde trois beautés et un obsédé textuel !

Cela devient presque une habitude ce voyage à Brive, oh, pour la deuxième fois seulement, sinon il y a longtemps !

Cela me donne une occasion supplémentaire d' aller dire un grand bonjour au peintre Bernard Lachaniette et de voir dans sa demeure atelier du centre ville son travail actuel.

Mais auparavant, la Foire !







La pluie était de la partie et d' affronter la file d' attente me fit presque rebrousser chemin lorsque l' on m' interpella. Mon plâtrier ( les murs de mes deux appartements successifs furent refait de neuf grâce à sa dextérité d' artisan ) me fit ainsi grappiller une bonne cinquantaines de mètres de ce pèlerinage sous la pluie.

Presque une attente pour rentrer en classe...



L' ambiance toujours aussi étouffante, empressée comme une veille de fête de Noël avec des vendeuses et vendeurs de leurs propre cadeaux.







J' avais ma liste de priorités pour la visite mais comme tout grand distrait ou petit moustique attiré par la lumière et tout ce qui bouge, voilà que les Sœurs Girard faisait leur show pour leur succès : » La femme parfaite est-elle une connasse ? »

Là, c' était du lourd !

Et moi qui suis toujours en recherche d' un chartreux en lignée plus ou moins directe des sœurs Léger...












Bref, je m' approche du stand Flammarion, la première Beauté, où se trouve Hélène Grémillon, alerté par l' article plus que positif de Paul Edel sur son blog Près, loin. Peu de monde pour un samedi après-midi autour d' elle ( Pourquoi  Dominique Noguez avec son Une année qui commence bien n' a t-il pas été invité?)

Agréable, sympathique, pétillante d' intelligence et d' un charme certain l' accueil est plus que joyeux et j' ai même droit à des gestes rigolos avec ses mains que je prends en photo... Hélas, la photo n' a pas dévoilé cet instant... J' achète ! ( son livre..) J' apprends aussi de sa bouche gourmande que nous sommes du même signe zodiacal, hum...

Bon, j' ai lu son livre ( depuis samedi soir, j' ai lu et acheté les livres de tous les auteur(e)s visité(e)s ) et je le conseille vivement, ( moi qui suis plutôt un lecteur de poésie , de livre de critique d' art ou de philosophie ) bonne intrigue et quelques excursions typographiques, comme la montée des escaliers, par exemple, qui m' a plu. Et des passages très instructifs m' ont permis de donner un nom à des actions bien particulières narrées dans le livre de souvenirs de Régine Desforges sur lequel je vais bientôt revenir, la dendrophilie, par exemple.









Seconde Beauté du Salon de Brive, vraiment, Mélanie Chappuis avec son Dans la tête de...aux éditions Luce Wilquin. D' ailleurs avant de prendre ma photo, je lui est dit qu' elle était très jolie femme et elle est encore plus belle en vrai, croyez-moi !

Seule à son stand, elle griffonnait des espèces de crêtes de coq sur la tête d' un petit bonhomme ( en agrandissant la photo, cela se voit!) avec son stylo bille. On parle de son livre, elle me précise qu' elle est journaliste au journal le Temps en Suisse. Et je lui parle de G. Borgeaud mon ami, de Chappaz rencontré à Rodez avec Corinna Bille, de Jaccottet, bref d' écrivains helvétiques francophones...Livre là encore pasionnant malgré l' exercice de style plus que périlleux de se mettre mentalement à la place de personnages célèbres, anonymes ou people.





En consultant sur internet son CV, que ne suis-je tombé des nues en voyant ses photos ultra glamour avec le très beau Zep, papa du non moins célébrissime Titeuf ( vendu dans le monde entier ) dont je n' ai jamais consulté ni le moindre livre ni la moindre image !









La troisième Grâce, habituée des «  énhaurmes » succès de vente n' a pas changée depuis le temps d' une homérique émission de radio – érotisme et littérature - dans les années 80 que j' avais organisée lors d' un de ses séjours dans la maison de Louis Malle dans le Quercy.

Grand plaisir pour moi en effet de converser avec Régine Desforges pour la troisième fois et de pouvoir lire dans son essai biographique les moments pendant lesquels je l' ai rencontrée.

Notamment rue de l' Echiquier à Paris avant le Quercy.

Je travaillais en 1970 pour payer mes études de philo, juste au-dessus de ses bureaux entrepôts des éditions L' Or du Temps. L' endroit était encombré au rez-de-chaussée de caisses pleines de livres érotiques qu' elle éditait alors et expédiait dans le monde entier. Je la vois encore descendant les escaliers en sifflotant dans une jupe courte moulante...

Et certains membres du personnel des six étages qui piquaient quelquefois, lors de la pause du déjeuner, les livres «  défendus » dans les grandes caisses en bois !





Frédéric Mitterrand, était le plus proche voisin de Régine Desforges et écoutait en souriant notre conversation, bref j' ai acheté aussi son bouquin !








Et l' obsédé textuel, me direz-vous ?

C' est la surprise de fin de soirée !

Et il faut que je vous dise tout de suite que cet Arnaud Viviant m'a énervé avec ses critiques littéraires à la radio et je le lui ai dit...Et pourtant, je suis reparti avec ses deux derniers bouquins, Le génie du communisme chez Gallimard et son La vie critique chez Belfond.

Pourquoi ?

Même passion pour l' œuvre de Piere Bourgeade !

Versus



Photos Versus.
Œuvres de Bernard Lachaniette ( première et dernière photos ) courtoisie Galerie Le Cadre Cahors.

mardi 5 novembre 2013

Le prix Goncourt, un patrimoine?







" Aujourd'hui, c'est vrai, notre époque est devenue plus patrimoniale. La mémoire nous hante davantage. Nous sommes tous conscients qu'un changement de « régime d'historicité » s'est produit. Il se peut que l'abondance des travaux menés sur nos institutions et nos disciplines soit signe moins de notre dynamisme que de notre mélancolie. Pourtant, je trouve ces entre­prises salubres et même indispensables. Après mon livre sur Bernard Fay, en vue duquel j'avais dépouillé les archives du Collège de France pour les années 1936-1946, je me suis lancé dans une histoire des chaires du Collège. L'étude des propositions de chaire retenues ainsi que des propositions écartées permet de dessiner, à côté du Collège réel, un Collège virtuel, tenant compte de tout ce qu'il aurait pu être et consti­tuant une entrée dans une histoire des disciplines en France aux XIXe et XXe siècles, de la manière dont cer­taines ont été admises, d'autres retardées. C'est un projet qui me tient à cœur, et il ne me semble nul­lement motivé par le passéisme. Les disciplines et les institutions ont besoin d'histoires critiques pour faire leurs comptes et se projeter dans l'avenir, qu'elles relè­vent des sciences humaines et sociales comme des sciences dures. Dans nos disciplines littéraires, où l'on ne peut jamais dire qu'une méthode est éliminée pour toujours et qu'elle ne reviendra jamais, c'est particulièrement nécessaire. La théorie a renouvelé notre intérêt pour la rhétorique, que l'histoire littéraire croyait avoir définitivement démodée. De même qu'aucune méthode ne peut être considérée comme un dogme incontestable, aucune ne peut être tenue pour morte à jamais. Pour éviter les restaurations mécaniques et les répétitions régressives, pour contrô­ler l'éclectisme, rien ne vaut la conscience historique des disciplines et des méthodes.



 




J'ai réédité plusieurs critiques littéraires, notamment Albert Thibaudet, le plus répandu de l'entre-deux-guerres. La critique, même ancienne, a toujours quelque chose à nous dire, ne serait-ce que pour nous épargner la redite, pour nous dégourdir. Mais j'admets que cette curiosité pour nos prédécesseurs peut être maléfique, si nous nous contentons, une fois Sainte-Beuve, Brunetière, Lanson ou Thibaudet remis en cir­culation, de répéter leurs gestes critiques ou seulement de les rafraîchir. La réflexion sur notre histoire disci­plinaire vise à prévenir cette tentation ; la connaissance des pratiques passées facilite le renouvellement. Pour cette raison, l'histoire des disciplines et des institutions ne me semble pas du tout rétro. Au contraire, on ne s'y est pas encore assez exercé."


Antoine Compagnon, Une question de discipline Flammarion 2013, pp. 151-152.



Photos Versus 2013.

vendredi 25 octobre 2013

Est-il encore possible de coincer la bulle?





 "La nature morte existe entre deux extrêmes : la peinture de genre, une représentation de la vie de tous les jours qui nous émeut par sa familiarité, ces scènes de la vie quotidienne qui semblent toujours contenir une nature morte en puissance, souvent plus poignante que le spectacle qui se déroule autour d'elle; et la vanité, avec ses entassements surréels de symboles de la mort, tels des crânes, des bulles, de la fumée, et d'autres signes de l'évanescence de la vie, qui nous inquiètent par leur bizarrerie, par l'évidence allégorique, et non pas réaliste, de la chose. 
Dans les meilleures natures mortes, il y a toujours beaucoup de promesses - ou de reliefs - de fête, et un soupçon de mort; dans les vanités, c'est l'inverse. Combien de fois ai-je mangé un repas qui ressemblait à ces apprêts d'un déjeuner, de simples restes, une pause délicieuse entre deux séances de travail, une austère nécessité parfois rehaussée d'un verre d'excellent vin. (J'allais écrire vin existentiel, et pourquoi pas, puisque peu de
choses exaltent l'existence mieux que le vin, comme le savait si bien Baudelaire.) 

Au contraire, combien de fois ai-je vécu la moindre chose, le plus insignifiant événement, comme un signe de ma dernière heure. Parfois, dans le luxe resplendissant d'une nature morte aux fruits, on voit un papillon (pointe de joie) ou une araignée (pointe d'angoisse), comme s'ils étaient descendus directement d'une vanité accrochée sur le mur adjacent ; ode à la joie lépidoptère où la fugacité n'empêche pas la beauté, ou trouble-fête arachnéen qui gâche le sens de carpe diem par l'irruption inopinée et honnie de la corruption, comme la sauterelle qui vient de se poser sur le beau dahlia orange devant la maison où j'écris ces mots. 
L'iconographie est spécifique et relativement bien codifiée : pour qu'une bulle puisse symboliser la vanité des choses terrestres, elle doit être suffisamment grande pour pouvoir refléter notre image. Ainsi les bulles de Champagne, belle invention baroque, sont du côté de la joie ; les bulles rouges de Maria José Arjona sont d'un pur esthétisme, jusqu'au moment où elles sont prises dans le dispositif de la mémoire;
http://www.youtube.com/watch?v=Q870ZmNbuEg
le calme exceptionnel, l'attention extrême, et la fascination absolue manifestés dans La Bulle de savon de Chardin préfigurent le retour du réel par l'inévitable éclatement, façon extraordinairement subtile de signifier la temporalité inexorable au sein de la sérénité exquise."

Allen S. Weiss Métaphysique de la miette Argol éditeur 2013.


Photos Versus 2013.

vendredi 18 octobre 2013

Art Brut ou art pute?






"Quels sens pourraient avoir isolés les géants ou les sirè­nes du Palais Idéal ? Tel ou tel détail de la grève sculptée de Rotheneuf ? Tel personnage ou élément du manège de Petit Pierre ? Tout cela trouverait-il sa place dans une biennale ou un salon ?

En fait, notre société n'a digéré l'art brut qu'en l'émasculant de sa vraie puissance parce qu'elle l'a poussé à se multiplier, à accuser ses tics, à systématiser ses faiblesses au lieu de les combattre. Et surtout parce que ce n'est plus l' œuvre, mais la personnalité même de l'auteur qui est prise comme matériau, exhibée, lésée de sa liberté.


Ainsi l' art brut est entré presque clandestinement dans la voie de la vulgarisation. C'est une des entreprises les plus révoltantes et attristantes de notre économie culturelle ; il
s'agissait d'un domaine privilégié, mais hautement vulnéra­ble.

 Depuis « Les inspirés et leurs demeures » — qui ras­-
semblait d'aussi hautes réalisations que celles du Facteur
Cheval, de Mermin, le jardinier féerique et du recteur de
Rotheneuf—jusqu'au déferlement des « Singuliers de l'art »
(L'arc— 1978) quelle invasion, quelle prolifération de « Tur­bulences », (selon l'atelier Jacob) de paysagistes-amateurs en mal d'exhibitionnisme et de demeures qui ne sont plus ins­pirées!
Aurons-nous bientôt la F.I.A.C. des solitaires et la
biennale des marginaux ? quelques exceptions — qui n'en
apparaissaient que plus lointaines, telle Madge Gill — n' empêchaient pas cet énorme ensemble d'apparaître dénué presque totalement de cette grande tension créatrice qui carac­térisait
 la première révélation de l'Art Brut, en 1965, aux
Arts décoratifs. Mais que penser de ces cohortes, de ces théories sans fin d'artistes « hors les normes », si ce n'est qu'une fois encore on a voulu hypostasier délibérément comme
phénomène collectif ce qui procède du domaine essentiel­lement individuel, et le plus secret."


Jean Revol Faut-il décourager les arts? La Différence éditeur 1994.



Photo Versus.

vendredi 4 octobre 2013

Du propylée au sanctuaire de l'art?





" Abordant maintenant l'expérience artistique, nous pou­vons constater ici que le rôle de la volonté est exactement le même que dans la poursuite de la connaissance. Que nous allions ou non au théâtre dépend de notre volonté; et si, en sortant du théâtre, nous disons notre sentiment sur la pièce, ou le gardons pour nous, ou décidons d'aller revoir le spectacle plutôt que de nous fier à notre première impression, notre volonté est à chaque fois engagée. Tou­tefois, en présence de la pièce, notre réaction ne serait ni sincère ni juste si nous ne suspendions temporairement notre volonté. Les personnes qui jamais ne peuvent oublier ce qu'elles veulent et exercent leur volonté propre en présence d'une œuvre d'art s'excluent de toute expérience artistique authentique. L'œuvre d' art exige, non moins qu'une vérité, un oubli sincère et complet  du moi — attitude qui répugne à bien des gens, quand d'autres s'y abandonnent avec beaucoup de naturel .

Et ce qui est vrai du spectateur  ne s'applique pas moins à  l'artiste. Dans le moment de création, il doit suspendre sa volonté personnelle; sans quoi son œuvre sera controuvée et forcée — ou, comme disent fort jus­tement les Français dans un terme de censure esthétique, « voulue », c'est-à-dire guindée et laborieuse. Un acte tyrannique de la volonté dénature l'art autant qu'il dénature la croyance. Seul un artiste fourvoyé « veut » son art. Aussi Keats associait-il la puissance poétique à ce qu'il nommait la « faculté négative » (négative capability) ; et des divins transports de l'âme, Byron écrivit que :


...'tis in vain
We would against them make the flesh obey —
The spirit in the end will have its way.


C'est en vain
Qu'à leur encontre nous ferions ployer la chair —
L'esprit finira toujours par triompher.


Mais cela ne signifie pas pour autant que la volonté de l'artiste ne soit point impliquée lorsqu'il se prépare à de tels instants de transport par des exercices et un entraî­nement réguliers. L'imagination a besoin d'une grande quantité de stimulants et de contraintes pour s' exprimer au moment opportun du plein épanouissement.






C' est aussi par un acte de volonté que l'artiste laisse paraître l'œuvre inachevée, qu'il la retient, qu'il la néglige, ou encore qu'il en fait, ou refuse d'en faire, quoi que ce soit. Tout en étant absolument hors de portée de la volonté, l'acte créateur est ainsi entouré d'actes qui, eux, sont voulus par l'artiste : ils répondent à diverses questions portant sur ses points de départ, le choix d'une échelle, par exemple, ou d'un moyen d'expression, ou encore des parties du cadre idéel général à l'intérieur duquel il laisse œuvrer son imagination. Autant de questions qui se posent dans les propylées de l'art, même si elles ne trouvent leur ultime solution que dans le saint des saints.
Il s'ensuit que le sujet de cette dernière conférence — « Art et volonté » — renvoie aux propylées de l'art par opposition au temple.  Lorsque nous traitons l'art comme sacro-saint, nous faisons de toute évidence référence au temple et à rien d'autre : là, l'artiste est nécessairement seul avec son génie. Mais dans les propylées, il ne faut pas le laisser seul. Et pourtant, là encore nous le laissons seul parce que nous englobons le portique dans la même  vénération que nous vouons au sanctuaire. Même dans l'exercice de la volonté de l'artiste, nous pensons qu'il ne faut exercer sur lui aucune pression, de crainte que celle-ci ne bouleverse son inspiration, en sorte que c'est in vacuo qu'il en est réduit à arrêter toutes ses décisions prélimi­naires. Pour qui va-t-il mettre en chantier une nouvelle œuvre, à quelle fin, pour quel endroit, à quelles sources va-t-il puiser ses thèmes? Autant de questions auxquelles il est rare qu'une commande extérieure ne vienne lui suggérer des réponses; en règle générale, on lui laisse le soin de trouver des solutions à force d'imagination et d'inventivité. Ainsi faisons-nous peser un fardeau excessif sur le choix personnel de l'artiste, parce que, au contraire des âges artistiquement plus doués et vivants, il n' est donné aucun point de référence. Toujours est-il que le propylée est vide. Les seules personnes que l'on y croise sont un petit cercle d' amis et l'agent de l'artiste qui se trouve là pour affaires. Le mécène reste modestement dehors et attend.




Il est fort peu probable, de nos jours, qu'une personne souhaitant acquérir un tableau indique au peintre ce qu'elle attend de lui; telle conduite lui paraîtrait désobligeante. Elle visitera, de préférence, une exposition où l'on peut acheter des œuvres d'art toutes faites; et l'ayant acquis, elle s'en félicitera comme d'une « trouvaille », d'une sorte d'« objet trouvé ». Les héroïques batailles opposant artiste et mécène qui emplissent les annales de la Renaissance sembleraient déplacées et stériles à l'amateur moderne."


Edgard Wind, Art et Anarchie NRF/Gallimard 1988 traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.


Photos Versus 2013.
1) Sculpture originale de Bernard Lachaniette.( courtoisie Gal. le Cadre Cahors.)
2) et 3) Collège des Jésuites XVIIè et XVIIIè. devenu collège Gambetta, Cahors.

jeudi 12 septembre 2013

Vérité fraîche





VÉRITÉ FRAîCHE

" C'était la vérité, d'accord. Et toute nue, d'accord. Malheureusement elle était cuite. Cuite et recuite. Avouons-le : réchauffée. On veut une vérité toute crue. Et bien fraîche, évidemment. On l' aime comme le turbot, la vérité. "


NORGE

Les oignons sont en fleur dessins de Serge Creuz, éditions Jacques Antoine 1979.





Photos Versus.
1-Peinture anonyme.
2- Édition originale du recueil de Norge avec envoi de l' auteur et un poème inédit manuscrit, collection Versus. 

vendredi 6 septembre 2013

Eugène Delacroix : penser la peinture ou peindre la pensée?





 A propos du JOURNAL de Delacroix.

 *
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"  On y trouve d'abord ceci : l'image d'un homme qui se bat corps à corps avec sa propre pensée en même temps qu'avec sa toile, sa palette et ses pinceaux, pour fabriquer une œuvre. Lorsque Delacroix prend la plume, ce n'est pas pour accorder ensemble quelques idées. Il n'est pas un théoricien abstrait. Il est un créateur, ses pensées sont celles d'un homme d'action. C'est pourquoi il lie constamment, dans les pages de son Journal, les problèmes dits techniques de la peinture et ceux, dits philosophiques, que lui pose son existence d'homme. Par cette façon qui est la sienne d'associer intimement, ou plutôt de ne pas dissocier arbitrairement la méditation et la pratique concrète de son art, Delacroix donne déjà corps à une conception qui met au premier plan, de façon nouvelle parce que plus consciente, la liberté et la pleine responsabilité créatrice de l'artiste : dans les arts plastiques, les moyens expressifs de la technique sont indissolublement ceux de la pensée. Attitude dont le recul de temps nous empêche peut-être de bien voir le caractère déjà très moderne. Les jeunes générations des années 1900, qui firent du Journal de Dela­croix un livre de chevet, pouvaient comprendre ce que cette conception contenait de ferments révolutionnaires. Le grand effort romantique, son esprit de conquête avaient mis à nu le divorce des formes anciennes de l'art et de la société indus trielle naissante. Mais on pouvait trouver davantage dans l'exemple de Delacroix : les voies et moyens d'une réconcilia­tion possible de l'art et du monde moderne. Sa conception de l'activité artistique supposait en effet, par principe, le droit et le pouvoir que possède l'artiste d'inventer librement des formes neuves pour l'expression de sa pensée.





 

Baudelaire a bien compris ce que la démarche intellectuelle du peintre avait de nouveau. Il souligne ce qui peut nous paraître évident, mais ne l'était pas assez de son temps : Eugène Delacroix, en même temps qu'un homme épris de son métier, était un homme de culture générale, dit-il par exemple. C'est vrai, Delacroix est un penseur, et se veut tel, lorsqu'il peint. Il n'est pas absolument le premier à avoir proclamé ainsi la haute fonction intellectuelle de l'art, activité de l'esprit et non seulement habileté de la main ou affaire de bon goût. Mais il le fait avec éclat et à sa façon, qui d'ailleurs ne va pas sans confusion. Lui qui sut jouer à la fois sur le double clavier des images et des mots, il distingue mal ces deux modes différents de l'activité intellectuelle. Il subor­donne encore le premier au second. Pour lui, l'Idée ou la conception de l'œuvre d'art continue de ressortir davantage à la pensée discursive qu'à une pensée proprement plastique. En quoi il demeure malgré tout un artiste du passé. Quand j'ai fait un beau tableau, proteste-t-il à vingt-quatre ans, je n'ai pas écrit une pensée! Qu'ils sont simples! Écrire une pensée? Avec quel jeu des couleurs et des lignes, quelle expressivité de la touche, quelles figures symboliques et quelle organisation de leurs signes sur la toile ? Le Journal répond à ces questions et montre ainsi sur le vif l'effort de la pensée qui se réalise dans les formes mêmes du langage plastique. Cependant Delacroix n'a jamais voulu que cet effort créateur aille jusqu'à arracher la nouvelle peinture au monde imaginaire et formel qui est celui de la tradition humaniste, où l'imagi­nation artistique se trouve très soumise jusque dans ses modes d'expression aux préconceptions de la pensée religieuse, poli­tique ou morale et à la culture littéraire. En ce sens, Dela­croix infuse un sang neuf aux vieux mythes plutôt qu'il ne crée des mythes neufs pour les temps modernes. C'est un nouveau développement de l'ancienne peinture qu'il propose, lorsqu'il en ré-incarne les thèmes, les pensées traditionnels dans des figures et dans une dramaturgie nouvelles, emprun­tées à la littérature contemporaine, aux légendes nordiques, à l'imagerie orientale. Tout le drame de l'œuvre de Delacroix est là, en effet, celui qui oppose l'esprit de conquête roman­tique à ce qu'il nomme lui-même son classicisme. C'est dans le domaine déjà circonscrit de la tradition culturelle, et sans pouvoir s'en évader, que le romantique Delacroix défriche."

Marc Le Bot, Delacroix et la tradition in Revue EUROPE Avril 1963.









Photos Versus.

dimanche 25 août 2013

Fleurs de ville. Brèves du mois d'août (7)





Avec le sentiment que la rentrée est proche, l'autoroute des vacances...Une soirée avec l' un des Poubelles Boys... Ici http://www.youtube.com/watch?v=gQcRuWqJ-j4

L' ordinaire est un bouquet, pas vrai?
http://www.dailymotion.com/video/x3k4of_nouveau-recyclage_fun






L’ensemble des photos Versus.

vendredi 23 août 2013