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jeudi 26 juillet 2012

Etre un indien de soi?






" A quoi bon créer des images du corps humain, à quoi bon essayer d'en découper les contours, quand il y a la réalité, la vérité, le corps lui-même? Comment préférer l'ombre à l'objet, ou le modelé à l'original? Les animaux, les plantes, les démons, on peut les peindre, puisqu'ils sont au-dehors. Mais soi? Mais son visage, ses membres, son ventre, son sexe, son dos, ses reins, ses épaules? La vérité du corps humain est intransmissible, elle n'est pas étran­gère, elle ne peut pas être épiée du dehors. Au centre du corps est le feu ardent de l'existence, dont le rayonnement illumine doucement l'enveloppe de la peau. Les pensées, les élans, les désirs, tout cela qui frappe et trouble, qui lance ses appels, qui vibre et frissonne, tout cela arrive jusqu'à l'armure de la peau, et se met à tracer ses sarabandes de signes, les dessins bleutés de la vie, les cheminements des gouttes de sueur, les cicatrices, rides, vergetures, la respiration et les petits nuages d'odeurs.




L'Indien peint son corps, parce que c'est la plus grande expérience de conscience jamais imaginée par l'homme. Il sait qu'il est vivant, il le sait. La peau est le spectacle de sa vie, offert aux yeux des autres, et en même temps la pro­tection du corps contre les agressions et les inqui­sitions du monde extérieur. Les habits peuvent préserver du froid, ou du soleil. Les armures de caoutchouc et de bois peuvent préserver des flèches. Mais ils ne préservent pas du regard des autres, de tous les autres qui sont étrangers au corps. Misérables haillons qui laissent le corps sans défense, qui le livrent même, puisque au-dessous, la peau nue, sans dessins, sans conscience, est anesthésiée. La peau blême des peuples habillés est sans méfiance ; les balles des fusils et les dards des yeux y percent vite leurs petits trous sanglants.




L'Indien peint sa peau, et il cesse d'être nu. Sa peau devient toute pareille à un miroir, qui ne renvoie aux yeux des ennemis que leur propre image. Et par chacun des dessins écrits, au même moment la peau se met à voir, miracle, elle se couvre de milliers d'yeux ! "

J.M.G. Le Clézio Haï 
 Les sentiers de la création Skira éditeur 1971.



  Oeuvres originales Jean Marie Staive 2005.
Photo Versus 2012.

dimanche 15 juillet 2012

Feux d'artifice







" Avant toute écriture, et déjà : les relations s'établissent.
 Un regard et des objets qui se confrontent deviennent indissociable et comme si une unité nouvelle, en fait un ensemble spatial cohérent, se formait, que rien ne laissait prévoir tant que je n'étais pas là (car celui qui parle pour nous instaure son je). Deux autonomies tendent à se confondre sans qu'on puisse jamais deviner laquelle est allée trouver l'autre la première et c'est ainsi (et le lieu où nous sommes instables et nus, traversé de rayons) tant que l'étincelle d'une formulation (quelconque) n'aura pas fait éclater le tout : le dissocie et le réincorpore à lui-même dans un autre champ préparé. Ainsi (avant toute écriture) le cela d'en face ou l'objet calme, est déjà détérioré par l'action interrogatrice du regard; mais pas tout à fait car le cela reste ce qu'il est et c'est d'ailleurs parce qu'il peut être regardé qu'il est un cela : en attente d'un creusement dont il ignore encore la profondeur déjà touché, encore en équilibre et comme intact jusqu'à ce que la phrase nécessaire intervienne et détraque."

Jean Tortel Le discours des yeux Ryôan-ji éditeur 1982.





Photos Versus 2012.

mercredi 4 juillet 2012

Enfin l'été et la fréquentation des musées !






LE  PROBLÈME  DES  MUSÉES

" je n'aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d'admirables, il n'en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d'utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m'enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparait entre les jambes d'un athlète de bronze.





Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une im­pression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont cha­cune exige, sans l'obtenir, l'inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l'évolution que nous offre une telle assemblée d'êtres parfaits et d'inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs...

L' âme prête à toutes les peines, je m'avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d'une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s'établit un peu plu haute qu'à l' église, mais un peu moins forte qu'elle ne sonne dans l'ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l'école... Suis-je venu m'instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d'espèce particu­lière que cette promenade bizarrement entra­vée par des beautés, et déviée à chaque ins­tant par ces chefs-d'œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?


La tristesse, l'ennui, l'admiration, le beau temps qu'il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.


Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie!





Tout ceci est inhumain. Tout ceci n'est point pur. C'est un paradoxe que ce rap­prochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l'une de l'autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raison­nable peut seule avoir édifié cette maison de l'incohérence. Je ne sais quoi d'insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l'existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l'attire...
L'oreille ne supporterait pas d'entendre dix orchestres à la fois. L'esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n'y a pas de raisonnements simultanés. Mais l'oeil, dans l'ouverture de son angle mobile et dans l'instant de sa perception, se trouve obligé d'admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.

Comme le sens de la vue se trouve vio­lenté par cet abus de l'espace que constitue une collection, ainsi l'intelligence n'est pas moins offensée par une étroite réunion d'œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l'ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu'ils fus­sent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui,..
Je crois bien que l'Egypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n'ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l'une l'autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L'homme moderne, comme il est exténué par l'énormité de ses moyens techniques, est appau­vri par l'excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, — la con­tinuité de la production et des achats, -et cette autre cause d'accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l'on avait dédaignés, concourent sans relâche à l'accumulation d'un capital excessif et donc inutilisable.





Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illi­mitée. Vénus changée en document.
Je sors la tête rompue, les jambes chance­lantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L'extrême fatigue, parfois, s'accompagne d'une activité presque douloureuse de l'es­prit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remar­que ou il invente, — je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l'obsède et l'état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l'art du passé.

Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s'essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l'Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu'elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d'errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances... Tant qu'elle vivait, ils savaient ce qu'ils voulaient...
— Adieu, me dit cette pensée, je n'irai pas plus loin."

Paul Valéry, Le problème des musées in Pièces sur l'art Gallimard 1934.












© L'ensemble des photos Versus 2012.
Edition originale de Paul Valéry ici reproduite, collection Versus.
©Peinture originale de Louttre.B présentée au Musée de Cahors pour la photographie ci-dessus.