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lundi 18 juin 2012

Lecture







" Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.
Tout différent le tableau : immédiat, total. A gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.



Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.
Aventure peu recherchée, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver (et à des mois de distance matières nou­velles), tous, les respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le chien, le connaître en s'y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée, porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du cli­mat, du milieu, de l'époque entière et de ses fac­teurs, des événements encore sourds et d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.
Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien, qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la différence, mais elle existe et combien instructive.
Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de règles. Mais elles ne sauraient tarder..."
(1950)
Henri Michaux, PASSAGES collection Le point du jour, Gallimard 1967.



 ©Peinture originale de Bernard Lachaniette 80x120 pour les trois illustrations, détails.



Édition de Passages d'Henri Michaux NRF 1967, collection Versus.

lundi 4 juin 2012

L'art doit-il choquer son "regardeur"?





" Pierre Cabanne — Vous avez dit : « Un tableau qui ne choque pas n'en vaut pas la peine. »

Marcel Duchamp — C'est un peu une boutade, mais c'est assez juste. Dans la production de n'im­porte quel génie, grand peintre ou grand artiste, il n'y a vraiment que quatre ou cinq choses qui comptent vraiment dans sa vie. Le reste, ce n'est que du remplissage de chaque jour. Généralement, ces quatre ou cinq choses ont choqué au moment de leur apparition. Que ce soient Les Demoiselles d'Avignon ou La Grande Jatte, ce sont toujours des œuvres de choc. C'est dans ce sens-là que je l'en­tendais, parce que je n'éprouve nullement l'envie d'aller admirer tous les Renoir, ni même tous les Seurat... Encore Seurat, je l'aime beaucoup, c'est une autre question. Je songe à la rareté, autrement dit ce qu'on pourrait appeler l'esthétique supé­rieure. Des gens comme Rembrandt ou Cimabue ont travaillé tous les jours pendant quarante à cinquante ans et c'est nous, la postérité, qui avons décidé que c'était très bien, parce que cela avait été peint par Cimabue ou par Rembrandt. Une petite saleté de Cimabue est encore très admirée. C'est une petite saleté à côté des trois ou quatre choses qu'il a faites, que je ne connais pas du reste, mais qui existent. J'applique cette règle à tous les artistes.









—    Vous avez dit aussi que l'artiste est inconscient
de la signification réelle de son œuvre et que le
spectateur doit toujours participer à une création
supplémentaire en l'interprétant.

—    Exactement. Parce que je considère, en effet,
que si un monsieur, un génie quelconque, habitait
au cœur de l'Afrique et qu'il fasse tous les jours
des tableaux extraordinaires, sans que personne
ne les voie, il n'existerait pas. Autrement dit, l'ar­-
tiste n'existe que si on le connaît. Par conséquent,
on peut envisager l'existence de cent mille génies
qui se suicident, qui se tuent, qui disparaissent,
parce qu'ils n'ont pas su faire ce qu'il fallait pour
se faire connaître, pour s'imposer et connaître la
gloire.















Je crois beaucoup au côté « médium » de l'artiste. L'artiste fait quelque chose, un jour, il est reconnu par  l'intervention  du  public,  l'intervention  du spectateur ; il passe ainsi plus tard à la postérité. On ne peut pas supprimer cela puisqu'en somme c'est un produit à deux pôles ; il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui qui la fait. Naturellement, aucun artiste n'accepte cette inter­prétation. Mais, en fin de compte, qu'est-ce que c'est qu'un artiste ? C'est aussi bien le fabricant de meubles, comme Boulle, que le monsieur qui possède un « Boulle ». Le Boulle est aussi fait de l'admiration qu'on lui porte. Les cuillères en bois africaines n'étaient rien du tout au moment où on les a faites, elles étaient seulement fonctionnelles ; elles sont devenues par la suite des choses belles, des « œuvres d'art ». Vous ne croyez pas que le rôle du spectateur a une importance ?"

Marcel Duchamp Ingénieur du temps perdu, entretien avec Pierre Cabanne
 Belfond éditeur 1967-1977.





©L'ensemble des photographies Versus,  mai 2012.
©Revue Performance by artists, Art Metropole Toronto 1979 en tête de l'article.