traduire/translate

mercredi 23 mai 2012

Peut-on échapper à l'art?








" Il existe  un art de très large emprise, d'une ampleur virtuellement totale, un art des plus économiques, qui se dispense de la pénible nécessité de travailler à des œuvres parti­culières, toujours imparfaites, toujours trop partielles. C'est l'art de regarder toute chose esthétiquement. Nietzsche en donnait, en quelque sorte, la formule conceptuelle en écrivant que «l'exis­tence du monde ne peut se justifier qu'en tant que phénomène esthétique ». Duchamp en a donné la formule visuelle avec son fameux « C'est le regardeur qui fait l'œuvre ». Aphorisme piquant? Boutade ravageuse?





 Mais Alain Roger, en 1978, dans Nus et paysages, Essai sur la fonction de l'art, a mis en évidence les pouvoirs du regard artistiquement formé. Il rappelle comment Proust a su offrir, par le regard de Swann, la plus éclatante démonstration de la capacité de voir esthétiquement. Swann voit un Giotto dans une fille de cuisine, un Mantegna dans un grand gaillard en livrée. Le narrateur de la Recherche accomplit d'ailleurs pour son propre compte cette métamorphose esthétique du regard quand, à la fin d'un déjeuner à Balbec, dans le désordre d'une table, dans ce moment naguère perçu comme « sordide », il découvre la beauté des choses les plus usuelles après que les aquarelles d'Elstir lui ont appris à regarder les «natures mortes ». Une expérience de cette sorte peut sembler réservée à quelques êtres pourvus d'une culture exceptionnelle et portés à en faire un intense usage. Ce qu'on appelle l'esthétisme est peut-être cette perversion consistant à prendre prétexte de n'importe quel objet pour y projeter une référence artistique. Mais Alain Roger a bien montré que, au-delà, ou en deçà, de cette véritable récognition, dont les esthètes font leur snobisme et leur plaisir, joue plus fon­damentalement et inconsciemment une « artialisation » générale de l'expérience, qui mérite la désignation kantienne de « schéma­tisme transcendantal». L'art modèle l'expérience, en agissant sur nos structures perceptives, en formant les schèmes du regard. Nous ne saurions dire exactement quels artistes ont rendu pos­sible pour nous la perception esthétique de la Mer, de la Montagne, du Désert. Mais il est certain qu'avant leur interven­tion il n'y avait qu'un objet d'effroi là où nous voyons la mani­festation du sublime. L'origine des schèmes qui structurent notre perception ne doit pas être nécessairement cherchée dans les œuvres de l'art le plus classiquement établi. Les schèmes percep­tifs d'aujourd'hui proviennent massivement des affiches publici­taires, des photos de presse, des images de cinéma et de télé­vision.








 C'est en raison d'une multitude d'images, impossibles à recenser, que nous sommes maintenant capables, ou tentés, de voir esthétiquement les brouillards lugubres, les ruelles oppres­santes et les couloirs dangereux, les terrains vagues, les lieux déshérités. La question de l'acceptabilité morale de cette vue esthétique des choses peut assurément se poser. Mais le fait même qu'on ait besoin aujourd'hui de dénoncer "l'esthétisation de la misère" prouve que l'"artialisation" de l'expérience est bel et bien sans limite. Or cette
opération consiste à mettre en acte un art qui n'aboutit à aucune mise en œuvre (et qui, en outre, ne se souvient pas des oeuvres qui l'ont instruit)."


 Jean Galard, L'art sans œuvre in L’œuvre d'art totale , Gallimard/ Musée de Louvre collection art et artistes 2003





VERSUS pour l’ensemble des photos, mai 2012.

dimanche 13 mai 2012

l' art comme une totale solitude?






" L'art, en tant que forme paroxystique du langage, a pour su­prême visée la destruction de l'art.
Destruction non par échec, mais destruction envisagée simplement comme parfaite réussite de la communication. Tout art qui n'a pas pour nécessité le surpassement de son message, c'est-à-dire sa mort, est inefficace. Mais il y a une différence essentielle entre cet «ineffable» vers quoi aspire l'œuvre d'art, et cette déification solitaire et irréali­sable de l'homme qui ne veut s'exprimer que pour lui-même. Seule la première de ces attitudes est une attitude «ouverte». Elle permet, même dans l'in­communicable, l'espoir de la communication.
L'artiste a tort de vouloir être seul ; les plaisirs qu'il prend à l'hermétisme sont dangereux et illu­soires. Ils peuvent aboutir à l'inexpression, c'est-à-dire à la mort. L'artiste n'est pas un demi-dieu ni un prophète. Ce n'est même pas forcément un homme intelligent. C'est un émotif, voilà tout. Il n'invente rien ; il ne crée rien. Il n'a pas de génie. Il sait seulement faire des synthèses. C'est un bon organisateur.
On ne demande plus aujourd'hui à l'artiste d'être un artisan. Les spécialisations nous viennent d'un temps où les dons de l'expression étaient très inégaux chez les individus ; il y avait celui qui était habile de ses mains, celui qui parlait bien, celui qui avait une bonne voix pour chanter, ou de bonnes jambes pour danser. Mais la société actuelle ne ressent plus la nécessité de la perfection expressive ; elle est ouverte à toutes les formes.






 Chacun  a
véritablement une âme, chacun a quelque chose à dire. La notion de genre existe encore par habitude, mais la vérité de l'art, aujourd'hui, est dans la sensibilité, non plus dans la technique. L'art n'est plus possible autrement que par l'émotion. Ce que l'on cherche, c'est moins un compte rendu exact du monde qu'une évocation affective qui permette l'entente sur un plan extérieur à celui de la réalité.
Est-ce là, l'erreur? Est-ce ce glissement du do­maine du vécu vers le domaine de l'émotif qui a détourné l'art de son cheminement vers la conscience? Ou bien est-ce le début d'un nouveau chemin vers une conscience délibérément humaine, pour ainsi dire incluse dans sa propre aventure faillible et sans vérité intemporelle ?
Peut-être le mouvement vers la beauté n'est-il qu'une sorte de démarche en vue de la révéla­tion. Beauté des objets qu'il faut apprendre à voir tels qu'ils sont, dépouillés de leurs mystères et de leurs sacrements, règne de tout ce qui est égal, non pas également indifférent, mais également puissant, également atroce, également somptueux, règne de tout ce qui arrive.





 

Quelle littérature saura nous libérer de la sché­matisation, des cadres? On peut ici tout imaginer. L'enregistrement magnétique des conversations, par exemple, ou bien les romans écrits par des villes entières, la publication de tous les papiers d'un tiroir, d'un immeuble, d'un pays. Pourquoi le livre ? Les disques feraient aussi bien l'affaire. Je rêve parfois à une littérature qui ne finirait jamais, à une littérature qui aurait son siège dans les bureaux de poste, et qui écrirait lentement son histoire du monde avec les télégrammes, les lettres recomman­dées, les imprimés et les paquets-poste, les échantil­lons, les catalogues, les factures, les exprès, les messages téléphonés. Un roman qui s'élaborerait ainsi, sans qu'on le sache, sans que personne ne puisse vraiment le connaître entièrement, et où chacun serait à la fois l'auteur, le personnage et le lecteur. Je rêve moi aussi à cette littérature totale, et plus encore, à cet art total qui aurait réussi à recouvrir complètement les activités de la vie. Où le monde serait enfin devenu sa propre expression, anonyme, parfaite, immensément et magnifique­ment humaine.

Mais j'ai peur que ce ne soit rien d'autre que cet anéantissement dans l'ineffable et dans le collectif, qui est l'idéal de l'art. Je suis vite dégrisé. Vite, bien vite, l'individu m'a repris, et m'a rhabillé dans ma peau d'homme qui souffre, d'homme qui n'est pas les autres, d'homme qui a besoin de parler et de gesticuler pour que les autres fassent attention à lui et essayent de le comprendre."

J.M.G. Le Clézio L'extase matérielle, Editions Gallimard folio/essais.1967.






Photos Versus.