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vendredi 30 mars 2012

Le bonheur se trouve en dehors du bonheur.



 « Le bonheur se trouve en dehors du bonheur. »


 " Et la pensée devient discriminante car le seul fait qu'elle induise et le rêve et l'acte la rend incapable d'être dans le moment. La pensée juge ; elle devient anonyme, ne retourne jamais en arrière et ne peut projeter le bonheur dans un moment amplifié. La félicité est insécable, inopinée, marginale. Et dès lors que l'esprit s'en saisit, il la rend bréhaigne. Le bonheur est une mort temporaire, comme l'extase. Un arrêt sur image. Une rencontre avec les dieux. Avec soi même.




 Derrière la rétine. Le bonheur, c'est une pellicule impres­sionnée ; un mouvement saisi dans son amplitude, dans sa grâce, dans son harmonie : les arabesques du cygne à la surface du lac, la silhouette de l'oiseau palmipède, haut dans le ciel, pour mieux oublier le lent et pénible envol du lourd animal. Mais ce que l'esprit garde en mémoire, c'est bien la longue course épuisante de l'oiseau à la surface de l'eau, le cou tendu vers le ciel pour d'autres rivages ; ce décollage hésitant, dramatique ; ce ventre gros, ces pattes ridicules, ce cou imbécile : disproportion des formes, bau­druche emmanchée, épave déséquilibrée sur la grève, lai­deur absurde de l'incongru qui effacent, en un seul coup d'éponge, l'instant unique où la trajectoire de l'oiseau se confond dans le firmament avec celle de la comète. Beauté  insigne,   suprême,   pour  un  bonheur  violent, immédiat. Comme ce regard d'amour, cet échange d'intui­tions entre deux êtres qui prend au dépourvu le calcul des  sexes  parce  que marqué de  soudaineté.  Comme cette tentation effarouchée qui se délite dès lors que les mains se touchent et que les peaux se joignent.




 Comme ce cri
né de son propre regard et qu'étouffe la morale des couards.
 Le bonheur est un répit dans la veille. L'intervalle entre deux négociations avec soi-même. Ou avec Dieu. C'est pareil ! Le bonheur ne se parlemente pas ; il se prend. Vite. Il est transverse. Il est lieu de l'écrit, il est écrit puisque rêve. Et que votre bonheur, Poète, demeure dans chaque mot, dans chaque phrase qu'ourlent votre imaginaire, votre angoisse, vos abandons et votre ennui."

Ph.Bidaine, Fernando Pessoa édition Marval 1990.


Photographies originales Versus.

lundi 19 mars 2012

Desceller une pierre immuable jusque-là.




" Les derniers tableaux sont quelquefois ceux où le peintre commence à parler. Ils annulent (pour lui, sinon pour nous) ce qui précède. Ils inaugurent le temps. Ils sont les tableaux d'une naissance.
Il est naturel aux artistes de préférer (même à tort) les œuvres qu'ils viennent de faire. Ce n'est pas forcément qu'ils voient en elles l'aboutissement d'une recherche dont elles remémorent les étapes, attestent le progrès. Ce peut être aussi bien parce qu'elles leur paraissent ouvrir enfin une brèche, desceller une pierre immuable jusque-là. Et d'ailleurs le temps par lequel l'ar­tiste est inévitablement séparé de son œuvre n'est pas toujours éprouvé comme la durée continue d'une vie qu'il souhaite aussi longue que possible: il peut être tout simplement le temps d'une tentative momentanée, le temps d'une chance. Ingres, qui éprouve toute la diffi­culté de peindre, la surmonte à vingt-cinq ans (c'est le portrait de Madame Rivière) et la retrouve intacte devant Madame Moitessier. Et je n'ai jamais entendu Giacometti me dire qu'il souhaitait avoir de nombreuses années devant lui. Il lui suffisait d'avoir quelques jours — huit jours, quinze jours, une seule journée privilégiée - pour faire la preuve qu'un regard, la jonction d'un nez et d'une arcade sourcilière, étaient ou non saisissables. La partie se jouait, se rejouait à chaque instant.






Certaines œuvres terminales, ai-je dit, sug­gèrent le sentiment d'une naissance. Et la naissance est nudité. Comme si le terme était l'éclosion de quelque chose qui n'a pas encore vu venir le temps, comme s'il fallait annuler toute histoire pour que vienne cette voix personnelle à travers quoi s'exprime l'inconditionné du pre­mier instant, quand le jour vient de se séparer de la nuit. Origine retrouvée, mais par l'efface­ment, l'épuration. C'est cela le ciel que Corot croit n'avoir jamais vu; c'est cela que d'autres ont appelé l'inouï, l'inconnu, ou la vision conva­lescente, enfantine; c'est cela le rien dont Flaubert parle après Racine, jonction de l'espace nul et de la vierge surface de la toile ou de la page, ascèse pour une genèse sans entraves. Derniers Turner, quand le soleil n'a pas encore percé la brume lactescente.
 Derniers Morandi, quand les bouteilles, les coupes, les fleurs se délestent de leurs contours et de leur poids au bénéfice de la force inaugurale de la peinture. «Traînées de jaune», «balayures de bleu», chez Chardin, d'une «bouche démeublée...»"



L'ensemble des trois photographies, Versus.





Gaëtan Picon Admirable tremblement du temps, Les sentiers de la création, Albert Skira éditeur 1970.

vendredi 9 mars 2012

Le désir fou du Mot



Sculpture de Bernard Lachaniette, détail. Photo Versus.


Imaginons. Un feu rouge à un carrefour, une boule noire en haut d'un mât à l'entrée d'une écluse, un son proféré par un humain et qui n'est à l'évi­dence pas un simple cri (encore que, même le cri n'est-il pas signe ?), voici des signifiants qui ne sont pas énigmatiques. Tout au plus sont-ils incompris, si l'on n'en possède pas le code, si l'on ne sait pas que rouge vient s'opposer à vert, ou boule à triangle, et en haut à en bas. Ou quelle langue utilise ce son parmi les autres sons de telle sorte qu'il signifie à celui qui la connaît. Mais imaginons ceci, tellement plus difficile à penser : nous sommes dans un désert, des pierres à l'infini. Et soudain, une pierre parmi toutes ces pierres nous retient. Elle n'a rien de par­ticulier dans sa forme ou sa disposition, et pourtant il en émane.... faut-il dire un message? une adresse? Nous voudrions que ce fût une adresse à nous, ou du moins à quelqu'un, peut-être mort depuis long­temps, ou bien alors rien qu'une simple pierre, mais ce n'est rien de tout cela et nous restons figés devant elle, qui hurle silencieusement.

   Ou encore, imaginons ceci, plus proche de l'expé­rience de chacun : il arrive qu'un mot perde son sens. Ce peut être un mot banal, d'usage courant, on le prononce ou on l'écrit, et un doute s'installe : est-
ce vraiment le mot juste? Cela veut-il bien dire ce que nous croyions ? Et le doute grandit, le sens s'évapore, reste le mot, on finit par se demander s'il existe vraiment. Comme une viande trop remâchée, qui a perdu son suc et que l'on peut de moins en moins avaler. Inassimilable. Un tel moment est une micro-expérience psychotique. Elle est aussi ce qui peut nous amener au plus près du signifiant énigma­tique.

Ce que je souhaiterais soutenir ici, et par quoi je m'écarte de la conception de Laplanche, c'est que selon moi il n'y a pas des signifiants énigmatiques et d'autres qui ne le seraient pas, mais que tout signifiant porte sa part d'énigme. Que lorsque nous usons de la parole, nous le savons, d'obscure façon, et que nous en sommes inquiets et que nous inquiétons. En ce moment même, chaque mot que j'écris est porteur d'incertitude et, tel celui que j'évoquais il y a un instant, pourrait voir son sens s'évaporer s'il était laissé à lui-même. C'est pourquoi je dois ajou­ter des mots aux mots, c'est pourquoi nous conti­nuons de parler. Ce qui nous fait poursuivre, c'est le désir fou du Mot enfin totalement juste, qui dirait tout et rendrait inutile tout autre mot. Désir mortel, s'il se réalisait, car ce Mot serait tous les mots à la fois et les rendrait inutiles, il ne signifierait que lui-même et nous, sujets parlants et entendants, nous nous perdrions en lui, nous serions confondus avec lui et évanouis en lui. Nous ne nous « tenons » que de ce qui nous fait défaut et nous force à chercher encore et encore. Le trouverions-nous que le triomphe narcissique de la plénitude, de la complétude se confondrait avec l'anéantissement dans la chose. Tout notre être parlant se tient au bord de ce gouffre côtoyé. La force qui oeuvre sur ce versant, Freud l'a nommée pulsion de mort. La vie ne perdure que de l' échec de cette attirance, et s' achève quand nous sommes fatigués de lutter."

François Gantheret Moi, Monde, Mots Gallimard éditeur 1996.
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