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vendredi 28 octobre 2011

La première page était bleue

Original de J.M. Staive 2011.

 » La première page était bleue. Je mangeais ma soupe avec des pâtes et ces pâtes avaient formes de lettres. Au bout de la maison, ma chambre. Le soir, une lampe allumée. La table était poussée dans l’alcôve puisque je dormais dans la chambre de ma mère. Je vois — c’est l’effet du temps écoulé, le regard intérieur d’au­jourd’hui approche par le dos, jusqu’à presque se fondre en lui, le petit corps assis d’autrefois, drapé dans sa petite robe de chambre —je vois ma position devant l’assiette, celle-ci placée un peu à gauche. Mangeant très lentement, j’essayais de former des mots, n’y arri­vais pas : je péchais les lettres dans la soupe, du bout de la cuiller les poussais et alignais sur le bord de l’assiette. Faïence bleue à large bord, me restent encore quelques plates. La servante, partie chercher la suite du dîner, en revenant promettait de terminer le mot si j’avalais deux trois cuillerées. Je lisais alors les pâtes en souriant. Rien que des majuscules mais douces. Je venais de commen­cer à apprendre à lire avec ma mère, dans ce premier livre (« la lecture sans larmes ») les personnages s’appe­laient toto lili rené, ils avaient de grosses têtes rondes avec une frange, je les trouvais antipathiques. Comme je n’étais pas très appliqué, me fâchais de ne rien y comprendre et voulais toujours fuir au jardin — ma mère s’en plaignit à mon père — quand je prenais plus sagement ma leçon, elle me délivrait un bon point. S’agissait de petits cartons orange, cernés d’un fin liseré de feuilles noires et marqués au milieu « Bon point ». Sur une planche où ils se tenaient tous ma mère en détachait juste un, deux coups du bec de ses ciseaux à couture. À quoi les bons points rassemblés ouvraient-ils droit ? Je crois me souvenir que le marché offert ne paraissait point si alléchant, heureusement que ma mère sut me convaincre. J’ignorais de façon absolue qu’ils me seraient inusables billets passeport monnaie vers des paysages, des rencontres ou des aventures, qu’ils s’échangeraient ma vie durant contre ce long voyage dans la langue, caravanes de mots, train des phrases. »

Jean-Loup Trassard, L' espace antérieur, Gallimard 1993.


A la découverte de l' univers de l' écrivain et photographe Jean-Loup Trassard, ICI

samedi 22 octobre 2011

Un an déjà, un an seulement.




J.M. STAIVE collage .


Voix mauvaises les draperies
En font ces fontaines de miel
Où ta bouche de pierrerie
Crache le vitriol du ciel

Roger Vitrac, Cruautés de la nuit 1927.

mardi 11 octobre 2011

Un nid au plus profond de la nuit

J.M. STAIVE, brou de noix original sur papier ancien.


Une maison au-dedans d'une maison. - Je ne t'ai jamais demandé de m'expliquer ce rêve. J'avais plaisir à t'écouter décrire la demeure immatérielle dans laquelle, de temps à autre, et selon une périodi­cité peu différente d'un rythme planétaire, tu retournais habiter. Tu avais réussi, sans aucun effort, gratuitement, et par une vertu dont personne ne connaît le genre ni l'aliment, ni la discipline, à te fabriquer un nid au plus profond de la nuit. Un nid qui s'était pré­senté à toi dans toute sa perfection la première nuit où tu l'avais rêvé, et auquel tu ne voyais plus rien à ajouter, pas même un brin de paille, pas même un œuf, depuis tant d'années que tu étais tou­jours revenue vers son souvenir. Une maison au-dedans d'une mai­son est un nid dans un arbre, et toi seule l'as découvert, c'est un arbre dans une forêt et tu es la seule à le distinguer. La vérité est que chacun de nous voudrait ne jamais renoncer à la part de ténèbres qui l'environne, et avec toute l'horreur que nous avons de la mort, nous voudrions nous sentir déjà aveugles et défunts, lon­guement, dans cette vie. Une maison dans une maison, dis-tu : mais il ne te vient pas à l'idée que c'est ton lit, que c'est ta bière quand tu dors, quand tu rêves - quand tu ne nous appartiens plus.

Leonardo Sinisgalli, Horror Vacui, édition Arfuyen 1995.





Publications des oeuvres de Sinisgalli en traduction française, ICI.