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mercredi 28 septembre 2011

Labile, labial.

J.M. STAIVE œuvre originale


 "Le nom fixe, il arrête, il donne contour. Il recouvre. Il ne peut dire la dérive qu'en la figeant (sans provoquer l'échouage, mais en la stoppant comme saisie, ou en la surprenant comme sous un coup de projecteur). Comment le langage fera-t-il pour ce qui ne souffre ni limite ni visage? D'un écoulement perpétuel, comment rendre compte? D' autres hémorragies, le langage est venu à bout : il a cicatrisé avec les mots, il a pu parler par exemple de l'eau, en l'enfermant dans le récipient de son discours, il a enclos les nuages dans l'orbe du ciel. De ces objets en dérive, il a considéré l'ob­jet et laissé la dérive. Et si c'était déjà cependant approcher la dérive que de décrire ce qui en est affecté, que dire de la dérive elle-même, sans pas­ser par ce qu'elle affecte? Y a-t-il un langage pos­sible de la dérive, cette hémorragie d'une réalité devenue hémophile?
Voici.
Voici le monde muet, non par antécédence au langage, mais par évacuation du langage : un courant emporte les mots, l'écoulement les balaie, les engloutit, les noie. Ce monde muet est un monde du Déluge : purification, effacement des plis, table rase. Et les mots glissent, les voyelles sont inondées, les consonnes voient leurs fonda­tions s'ébranler. Perdre pied, pour celui qui parle, c'est alors se laisser submerger par sa propre logorrhée. Grandes eaux de paroles qui lavent et noient. Évacuation de ces grandes eaux à la fois faites de cette masse liquide de logorrhée et souil­lées par les mots qui s'y pressent. Évacuation des eaux usées pour laisser place nette, étouffement des sons articulés, place nette au silence : un silence bruissant encore, mais d'un bruissement  indifférencié, un bruissement de gommage : la dérive même, ce murmure sourd. Et son langage.
De cette subversion labile, où tout glisse et s'écoule, on parvient ainsi à ce fond où parle  l'hémorragie elle-même. Sur ce fond de murmure, sur cette place nette de mots articulés, peut alors naître une nouvelle articulation, mouvement des lèvres, d'abord timide, labial d'après labile, nouveau langage, sur fond de langage car dérive. Langage rafraîchi. "

Daniel Klébaner, Poétique de la dérive Collection Le Chemin Gallimard 1978.

dimanche 11 septembre 2011

Qu' est-ce que la peinture ? Faire quelque chose qui n' a pas de nom, quoique cela se trouve devant les yeux. Francis Picabia

Carte postale retouchée, Jean-Marie STAIVE


" Il faut savoir gré à Friedrich Nietzsche d'avoir osé reformuler le dispositif de la pensée à partir du point de vue de l'art. En effet, faire de l'art la perspective privilégiée de la pensée, c'est remettre du même coup en question ce qui jusqu'alors la définissait, à savoir le rapport d'immanence du langage à la vérité. C'est admettre que le langage puisse être à tout moment débordé par le flux et la prolifération des simulacres, c'est-à-dire par une dimension faite d'approximations, de traductions et de trahisons... En d'autres termes, c'est reconnaître le pouvoir constitutif de l'illusion : « Nous vivons assurément, remarque Nietzsche, grâce au carac­tère superficiel de notre intellect, dans une illusion perpétuelle : nous avons donc besoin, pour vivre, de l'art à chaque instant. Notre œil nous retient aux formes. Mais si nous sommes nous-mêmes ceux qui avons éduqué graduellement cet œil, nous voyons aussi régner en nous-mêmes une force artiste » .


J.M. STAIVE

A la différence de la philosophie et de la religion, l'art traite de l'apparence en tant qu'apparence. L'art dès lors ne possède aucune illusion sur ce monde étant le lieu même de l'illusion ; ce qui lui donne sa dimension tragique.
Nietzsche ne s'intéresse pas à l'art comme à n'importe quel objet au monde. L'art s'est imposé à lui comme ce qui était au plus près de la nature des choses, comme le mouvement à l'œuvre dans la vie elle-même. Profondé­ment superficiel, à la fois ludique et pathétique, à la fois représentation apollinienne et ivresse dionysiaque, l'art est le lieu de tous les paradoxes, de toutes les dissimula­tions, de tous les dévoiements, de tous les malentendus... Il ne peut que s'opposer au désir de transparence du discours philosophique tout entier pris dans la fiction - ne se sachant jamais comme fiction - de la « vérité », de la « présence » et de « l'origine ». A l'image des convul­sions et des confusions du mouvement de la vie, l'art est pour Nietzsche seul susceptible de penser le monde, puisqu'il est la pensée même de ce monde :
« Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, la part du masque, le voile de la convention, la
comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconvenable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes » .

Carte postale retouchée de J.M. STAIVE


Pour Nietzsche, la philosophie a toujours feint d'oublier les origines de la pensée qui ne sont pas aussi « nobles » qu'on voudrait le faire croire. La perspective généalogique replace la pensée dans le contexte qui l'a fait naître, celui du mensonge et de la confusion . Le concept n'est pour Nietzsche que le moment le plus tardif de la pensée. Avant que de se solidifier dans le langage, il existe un état de la pensée plus près des sens, plus près du corps... Derrière l'affrontement historique de l'art et de la philosophie se profile celui de la pensée en images (Bilderdenken) et de la pensée par concepts (Begriffsdenken) . Cette guerre contre l'image menée par le concept renvoie à cette haine des sens caractéristique de tout idéal ascétique. Ce dernier ne peut en effet concevoir une pensée issue du corps et fait tout ce qui est en son pouvoir pour dissimuler cette origine coupable. Dans cette perspective, l'art est là pour rappeler que les rapports entre « l'âme et le corps » sont plus complexes que ce que la tradition idéaliste veut bien nous laisser entendre, qu'il existe des modes de pensée qui demeurent irréductibles au langage. La perspective généalogique nous ouvre ainsi la possibilité de pouvoir envisager une pensée qui ne soit plus une pensée sur l'art, mais une pensée artiste qui se déploie par-delà les contraintes logiques — ou théologi­ques — de la vérité."

Bernard Marcadé  Eloge du mauvais esprit, Editions de la différence, 1986.