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dimanche 28 août 2011

L' insigne enseigne

Photo versus juillet 2011.




" Il y a  les odeurs, les rumeurs, les couleurs crues des enseignes. Ces dehors mettent hors de lui l'écrivain, l'expulsent de son huis clos.  Repensant à ces signes mis à la rue, parmi les déchets, les rebuts, les ombres des promeneurs, l'écrivain voit la déchéance de ses lettres, qui lui servaient de rempart, secouées par le vacarme, éprouvées par l'histoire. Le discours bruyant de la ville l'assiège dans sa  retraite. Au mieux, la plume en main, il retrouve un équilibre dans le peintre en lettres maniant le pinceau qu'évoque Tardieu, que Butor reproduit, peint par John Segal, à la dernière page des Mots dans la peinture, ou dans le colleur d'affiches levant sa longue brosse que Gavarni dessinait déjà, en frontispice des Français peints par eux-mêmes, penché acrobatiquement sur son échelle, étalant au mur une affiche dont les  lettres donnaient le titre du livre. L'attention à des indices qui révèlent  que « la forme d'une ville/ change plus vite, hélas ! que le cœur  d'un mortel » suppose le portrait de l'artiste en badaud, en promeneur curieux, tel qu'il apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Rétif  " hibou "   des nuits de Paris, Poe et Baudelaire « hommes des foules », Apollinaire « flâneur des deux rives », Fargue « piéton de Paris », Aragon  « paysan de Paris » étaient nécessaires pour que cette attention aux  enseignes, aux placards muraux, prenne place dans l'écriture. Tels journaux antérieurs d'un « bourgeois de Paris » ou de Londres,  attentifs à la vie quotidienne, de Pepys ou de Boswell, tel voyageur comme le président de Brosses, qui se pique pourtant de consigner « petites aventures, détails inutiles, faits nullement intéressants », ne jettent guère les yeux sur les enseignes ou les panneaux. Ils voient la rue ou les monuments, mais ne les lisent pas. Il faudra considérer comme Mercier « la physionomie d'une grande ville », comme Balzac et Dickens, la « physionomie d'une rue » et la décrypter comme la phvsiognomonie fait d'un visage: « fantasmagorie du flâneur: déchiffrer sur les visages la profession, l'origine
 


Versus/ juillet 2011.

et le caractère » (Benjamin). Le sentiment de la modernité de Bau­delaire, l'injonction de Rimbaud, « il faut être absolument moderne », ont donné un corps urbain aux sentiments intimes. Il y a eu l'expé­rience du choc, mise en lumière par Benjamin, et sa résorption en lisibilité de la ville, semblable à un livre. Reverdy voit que « le bou­levard est plein de signes, entre les deux trottoirs » (Flaques de verre), Fargue « tourne la page de la rue », « feuillette le boulevard comme un album », « déchire l'album des rues et des boutiques » (D'après Paris), le regard de Calvino « parcourt les rues comme des pages écrites » (Les Villes invisibles) et flâner, pour Franz Hessel, « est une sorte de lecture de la ville dans laquelle les visages humains, les éta­lages, les vitrines, les terrasses de café, les trains, les autos, les arbres deviennent autant de lettres à égalité de droit ». Pour Benjamin le flâ­neur « délaissé dans la foule » a le même statut que la marchandise, il s'abandonne à l'ivresse de « la marchandise que vient battre le flot des clients ».
 Dans la rue les lettres se donnent en spectacle, elles manifestent, avant de se déployer dans des banderoles de manifestations. L'al­phabet prend en charge l'éphémère, apparaît, disparaît aussi vite que lui. Ces lettres parlantes se voient sur les éventaires des petits métiers, les installations ambulantes, les ventes à la sauvette. ( ... ) "

Jean-Claude Mathieu  Ecrire, inscrire, José Corti éditeur 2010.


Photo Versus,  juillet 2011.

lundi 8 août 2011

Allons-nous laisser une trace ?



Photo Versus


" Tous les groupes humains font des marques sur les surfaces. Cela crée des différences : les objets se distinguent les uns des autres, ils deviennent des symboles de rang ou de prestige, ils acquièrent plus de valeur ou incarnent d'autres fonctions spécifiques. Faire des traces introduit donc des systèmes symbo­liques, où chaque objet prend une valeur relative à sa position dans le réseau des autres objets. De tels systèmes, dont l'exemple privilégié est le langage parlé, s'imposent aux êtres humains dès le moment où ils naissent, et même sûrement avant. Les désirs et les fantasmes des parents précèdent ceux des enfants, et le simple fait de dire : « C'est une fille », ou : « C'est un garçon » porte en soi toutes les hypo­thèses, les suppositions et les idéaux qu'un parent peut avoir quant à la signification de ces termes.
Nous naissons dans un univers de signes et, du point de vue psychanalytique, l'expérience de la
perte en est une des conséquences principales : la perte de la mère due aux interdits du complexe d'Œdipe, la perte de la jouissance du corps due aux contraintes de l'éducation, et les différentes formes de perte qu'impliqué l'émergence de la parole et du langage. Et la perte crée le désir, l'aspiration à retrouver quelque chose que nous croyons avoir possédé autrefois. L'art fournit un espace unique à l'intérieur de la civilisation pour symboliser et éla­borer cette quête.


Photo Versus 2011


Une surface peinte, pour prendre l'exemple le plus simple, peut indiquer quelque chose au-delà d'elle-même ; elle délimite un lieu inaccessible. De nombreux mythes sur l'origine de la peinture, que l'on trouve chez Pline et jusqu'à la Renaissance, relient celle-ci à l'acte de tracer une ombre, et donc, en un sens, d'encadrer une absence. En effet, on ne peut pas saisir une ombre puisqu'elle manque de la substance d'un corps. Mais, fait également signi­ficatif, les œuvres d'art occupent des espaces privi­légiés, qu'il s'agisse des recoins des grottes ou des niches aménagées par le marché de l'art. De même que les traits et les traces qui coupent les contours des formes de l'art archaïque rendent ces formes différentes, de même la place que le marché de l'art accorde aux œuvres les rend uniques, différentes de tout autre objet. Elles habitent un espace spécial.
En termes lacaniens, les œuvres d'art occupent la place de la Chose, qui ne peut jamais être repré­sentée en tant que telle, mais simplement évoquée comme un au-delà. Il y aura donc toujours une ten­sion entre l'œuvre d'art et la place qu'elle occupe, et on a soutenu que l'art moderne vise à préserver l'écart minimal entre la place et l'élément qui vient 

Photo Versus 2011

s'y mettre. Bien que beaucoup de gens aient vu dans l'émergence des ready-made de Duchamp le signe de la destruction de l'art, cette perspective implique qu'ils en ont simplement extrait la structure fonda­mentale, soit la tension entre l'œuvre et l'espace où se trouve cette œuvre. D'où l'importance de Carré noir de Malevich, une œuvre qui n'est rien d'autre que le contraste entre le fond blanc - la place - et le carré noir - l'élément qui l'occupe. Et comme des objets sexuels traditionnellement tabous peuvent être représentés aujourd'hui sans trop de problèmes, l'idée d'un « au-delà » est réduite à quelque chose de purement formel. Ce qui compte, c'est que la distance entre l'œuvre et la place qu'elle occupe soit maintenue."

Darian Leader, Ce que l' art nous empêche de voir, Petite bibliothèque Payot 2011.