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mardi 26 juillet 2011

Le sable propice aux mirages ?

Agrafage original de Jean Marie STAIVE


" II existe des lieux, des moments, où le visible s'es­tompe, où tout s'évanouit. C'est un brouillage, un effacement, une résorption des figures dans des surfaces mornes. Ça fait des vides pour les regards ou des pleins monotones. Mais, réellement, ce ne sont ni vides ni pleins. Ces choses-là ne sont pas des choses. Elles sur­viennent, ce sont des événements. Par exemple, tout s'ensable.
Les brouillages de la vue ont un lieu, ont un temps. Mais, tout s'y mêlant, tout s'y perd. Le temps, les choses, tout disparaît dans un chaos : parfois c'est la poussière ou c'est l'ensablement; Léonard de Vinci cite les eaux troubles, eau et sable mêlés, où la vision se noie. Or que tout disparaisse, soi-même on est perdu. Comment existerais-je visiblement si plus rien du dehors n'est distinct? Plus rien ne s'opposant à rien, ne s'opposant à moi, et sans rien que je reconnaisse, comment me reconnaître, moi?




Ces confusions sont aussi des plaisirs. Quand ça s'évanouit et que tout se perd, c'est le désir des yeux ou leur consentement. Les yeux aiment à jouer la vie la mort dans l'indistinct. D'un chaos, ils voudraient faire une image et telle qu'eux-mêmes y soient mêlés, telle qu'ils n'en soient pas distincts. Ça peut leur venir d'une angoisse; pour eux, c'est au moins un vertige. De l'effacement des marques, de ses effets, on parle pourtant avec douceur.
Voici des peintres fascinés par le sable et le trouble des yeux. Jean Dubuffet observe sur les dunes le passage de l'empreinte à la trace, puis à rien ou à tout. Il parle du désert saharien. Pour Piet Mondrian, pour André Masson, ce furent les dunes de la mer et les plages.
Ici et là : le sable où l'on ne séjourne pas. On y passe, on y laisse des traces fragiles; ou c'est le vent. Aussi le sable n'est-il ni tout ni rien. Sa multitude et son indis­tinction ne restent jamais sans marques, même si ces marques sont rnobiles. Quand des dunes s'éboulent ou que le vent souffle, l'effacement des marques, la venue d'autres rides, se succèdent dans un mouvement incertain. Ça fait un va-et-vient. Le sable est un lieu équivoque, marqué et non marqué, toujours à la limite du visible et de l'invisible.




Aussi, parmi tous les déserts, le Désert, tel qu'on l'imagine, est de sable : le sable fait du désert une image de l'infini telle que les yeux aiment à l'imaginer. Les yeux désirent aller vers un point nul de visibilité. Ils cherchent un lieu qui serait indifféremment vide ou plein. Ce lieu, ils ne l'atteignent pas, c'est un imaginaire. Ils s'y portent pourtant. Ils cherchent à défier ce neutre qui les menace d'aveuglement. Puis ils reviennent à soi. Ces mouvements inversés sont sans fin. Ils miment les va-et-vient des rides sur le sable. Les yeux en tirent un plaisir. "

Marc Le Bot L'oeil du peintre, Gallimard collection Le Chemin 1982.







Illustrations, J M Staive. Daily Emotion .

jeudi 14 juillet 2011

Vous avez dit : asphyxiante culture ?


" Il n'y aura plus de regardeurs dans ma cité ; plus rien que des acteurs. Plus de culture, donc plus de regard. Plus de théâtre — le théâtre commen­çant où se séparent scène et salle. Tout le monde sur la scène, dans ma cité. Plus de public. Plus de regard, donc plus d'action falsifiée à sa source par une destination à des regards s'agisse-t-il de ceux propres de l'ac­teur lui-même devenant, dans le moment qu'il agit, son propre spec­tateur. Dans le moment qu'il agit? Ce ne serait que demi-mal. C'est avant même d'agir que l'inversion s'opère, l'acteur se transportant dans la salle avant d'agir, en sorte qu'à son action s'en substitue une autre, laquelle n'est à vrai dire plus du tout la sienne, mais celle d'un autre, qu'il se donne en spectacle. Tel est l'effet du conditionnement de la culture. Elle entraîne pour l'action de chacun d'être remplacée par celle d'un autre. Mais nous qui sommes conditionnés, qui ne pouvons pas nous défendre de nous regarder agir, qu'allons-nous faire ? Nous allons tendre nos efforts à nous regarder moins. Au lieu de consentir  au  principe  du  regardement et de nous y   complaire,   au lieu d'argumenter de ce  que  doit être un bon spectacle (et un bon regard) nous allons essayer de fermer un peu les yeux, détourner la tête, au moins par courts moments, et pro­gressivement   un   peu   plus   longs; nous allons nous entraîner à l'oubli et à l'inattention, afin de devenir, je ne dirai pas entièrement (c'est bien   sûr  impossible)   mais   peu   à peu  au moins  davantage,  le  plus que nous le pourrons, acteurs sans public. Ne vous arrêtez pas un ins­tant à l'objection que ma cité est une   étoile   hors   de   portée ;   ce n'a  pas  d'importance   qu'il  y  ait au bout d'un chemin l'absurde et l'impossible   :  il y  a l'absurde  et l'impossible   au  bout  de   tous   les chemins si on les suppose rectilignes. C'est le sens dans lequel on marche qui est efficient, c'est la tendance, la posture. De ce qu' il y aurait au bout du chemin ne vous souciez pas. Il n' y a pas de bout aux chemins, pas de bout qu' on atteigne."
 
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Jean Jacques Pauvert éditeur 1968.




Edition originale de la revue l' ARC consacrée à Jean Dubuffet, 1968.


Quelques instants ici, avec l' univers pictural de Jean Dubuffet. 

vendredi 1 juillet 2011

Georges Borgeaud préface Gino Severini - Témoignages 1963.





Tout art est une perpétuelle réinvention de l'esprit et non point, comme on le croit d'ordinaire, le résultat d'une multiplicité d'inventions techniques plus ou moins extrava­gantes. D'ailleurs, aujourd'hui, l'improvisation est devenue loi commune et plus rien ne nous étonne. Les sources de la création ont été piétinées, les secrets violés et livrés par les peintres eux-mêmes, mais rassurons-nous ce ne sont que des secrets de polichinelle. Tout le monde se mêle de ce qui, auparavant, n'appartenait qu'au créateur. Ce dernier s'est laissé distraire de son but, détourner de ses dons, égarer par la flatterie. Aurait-il pris horreur sa solitude ou bien les critiques, les marchands de tableaux, voire les collection­neurs, ont-ils gagné trop d'importance sur ses jugements et son travail ? Jamais on a tant " fait " de peintres, tant découvert de génies ou de talents, énoncé tant de théories esthéti­ques, proclamer autant de tabous. Public et galeries ont dressé des chiens savants, oubliant qu'il n'appartient ni au spectateur, ni au marchand de contraindre l'artiste, de lui enseigner ses voies.
Dans ces conditions, malheur à celui qui résiste aux pressions ! Malheur à celui qui à toutes couronnes préfère l'indépendance, l'imprévisible, la joie, les tourments, le doute, la force et les hésitations, le désintéressement toutes vertus contradictoires qui, autrefois, étaient la gloire de l'artiste, le garant de sa liberté. Maintenant, les peintres sont entrés dans l'ère d'un habile artisanat ou peu s'en faut. Si ce n'est plus, apparemment, l'École des Beaux-Arts qui fabrique l'art officiel, ce sont les galeries d'avant-garde où les poncifs et les lieux-communs se retrouvent aussi opiniâtres qu'ailleurs.

Georges Borgeaud en 1987, photo Versus.

Prendre systématiquement le parti de la modernité contre la permanence est une con­vention aussi détestable et limitative que celle de la classicité de hier, classicité que l'on confond avec l'académisme. Le hasard et les improvisations, pour reprendre les termes de Severini, ne sont pas des valeur absolues, ni un signe indiscutable d'audace. C'est oublier l'essentiel, ne s'attacher qu'à des détails de facture. Le renouvellement ne s'opère pas à la surface des choses. C'est jeter l'eau du bain avec l'enfant. La révolte, le besoin de renou­veau sont des mots d'ordre qui vieillissent aussi. Les intentions s'usent, mais non point le pouvoir de l'imagination. Méfions-nous donc des directives, des conseils qui font l'una­nimité d'une époque. Ce n'est pas là que les choses se passent. Toute expression meurt d'être conduite, flattée, portée par le courant. La part insaisissable d'une œuvre est plus secrète et plus inacessible. L'art est revendication personnelle, prise de conscience de soi, lyrisme imprévisible et débordant, non point une manière de se singulariser, ce qui est à la portée de tous. Le temps est venu de quitter la foire aux idées, l'éventaire des camelots et des badauds, les officines où se débattent des problèmes oiseux, où il est posé aux peintres des questions dont la réponse n'a de l'intérêt que transportée sur la toile. Les doctrines tuent l'élan, contraignent le cœur et l'imagination, appauvrissent ceux qui s'y plient sans esprit critique, surtout quand ces débats tiennent leurs assises, dans la rumeur du mercantilisme international et non plus dans la part secrète de celui qui crée, dans son intégrité, dans le silence de son esprit. Le mystère se tient là. Il ne faut pas laisser le flacon évaporer son parfum.

Georges Borgeaud, extrait de la préface à Témoignages par Severini, Editions art moderne, Rome 1963.

ICI, encore un peu de l' univers pictural de Gino Severini