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mercredi 15 juin 2011

Le toucher des doigts est l' épreuve de réalité

Sanguine originale, école de Fragonard sur papier du XVIIIème, collection versus.


" Le toucher des doigts est l'épreuve de réalité. Il confirme l'ouïe, l'odorat, la vue dans leurs expé­riences. Toucher du doigt est l'épreuve de vérité. Peau contre peau, les mains prennent contact avec la matière. Elles engagent tous les sens dans un corps à corps. Les mains ne sont pas seulement actives par elles-mêmes. Elles concourent à toutes les activités du corps.
Les travaux de la main le démontrent : c'est un corps qui pense. Quel corps ? de caresse ou de vio­lence ?



Sanguine originale sur papier du XVIIIème. collection privée.


 Ouvrière, la main ajoute ou retranche de la matière à la matière. L'art du sculpteur met à jour cette double et contraire démarche des mains. Michel-Ange dit : on sculpte avec la terre glaise per forza di porre, en ajoutant de la terre à la terre; on sculpte le marbre per forza di levare, en taillant avec le ciseau, en arrachant la forme à l'informe du bloc de pierre. Mais, dit-il, la terre molle n'oppose aucune résistance. Elle est inerte. D'elle-même, elle ne demande rien. En regard d'elle, le sculpteur tâtonne. Qui, au contraire, sculpte le marbre en taille directe, affronte la forme dans la violence et le défi, entre en rivalité avec la matière.


Couverture de La Main, texte de J. Brun, Robert Delpire éditeur 1967.




Michel-Ange est injuste de mépriser l'art du modelage, de louer les seuls travaux violents. Il montre, du moins, que dans l'art du sculpteur les travaux des mains découvrent leurs formes extrê­mes ou pures. Que la matière soit malléable ou dure, on touche à l'essentiel : les arts démontrent que la pensée est un affrontement du corps-pensée au corps matériel de sa «langue». Que dans toute pensée ce soit un corps qui pense, ceci est la propre vérité que pense l'art. Et, s'il avait été bienveillant, Michel-Ange eût pu dire de la sculp­ture ce qui est vrai de tous les arts : elle aussi va de la cruauté à la tendresse."

Marc Le Bot, La main de dieu, la main du diable. Fata Morgana éditeur 1990.


lundi 6 juin 2011

Un visage est un corps blessé




" Des neuf orifices du corps, sept s'ouvrent sur le visage. Tous exsudent des sécrétions, trois d'entre eux, les narines et la bouche, ingèrent quelque chose des matières extérieures; les yeux et les oreilles sont des membranes sensibles. Parfois l'excrétion et l'ingestion semblent une même chose, la bouche qui bave est aussi une image de la dévoration; mais toujours, lorsque le dehors et le dedans passent l'un dans l'autre, la confusion tourne au vertige. C'est pourquoi le visage fascine par ses ouvertures, comme fascinent tous les lieux ou des signes contraires se mêlent. La violence et la passi­vité, mais aussi l'accueil sensuel ou douloureux de l'ex­térieur, y disposent des mêmes organes; ils y disposent  aussi des mêmes marques matérielles que sont la salive et les larmes.
On découvre dans l'art cette double symbolique du visage, son ouverture à double sens, le dehors forçant la fermeture du corps, le dedans dévorant le dehors. Francis Bacon peint un magma de chair où se repère, seule, une bouche ouverte avec ses terribles dents. Les anagrammes corporelles de Hans Bellmer entrelacent les formes du visage avec des fragments du tronc et des membres, parfois avec des surfaces extérieures au corps.





Antonin Artaud veut savoir ce qui est en jeu, pour la peinture, dans la figuration des visages. Un jour de 1947 qu'il présente une série de ses dessins (ce sont tous des figures, ce ne sont pas tous des portraits), il écrit que le visage humain est une force vide, un champ de mort; qu'il n'a pas encore trouvé sa face, que c'est au peintre de la lui donner. Pourquoi, cette face inaccom­plie, son air de vide ou d'espace ravagé (son apparence, dit Artaud, d' « antique architecture mortelle qui s' arcboute sous les arcs de voûte des paupières et s' encastre dans le tunnel cylindrique des deux cavités murales des oreilles »), si ce n'est parce que sa structure caverneuse évoque l'agression et semble en même temps mutilée? Pour Antonin Artaud comme pour Hans Bellmer et Francis Bacon, la sensualité du visage se résout en vio­lence. Ce que provoquent d'horreur attirante la blessure et la mutilation, qu'elles soient données ou reçues, cela se joue par la mimique de la face, gueule ouverte, yeux exorbités. Quant au vide, avec la suggestion des trous oculaires et auriculaires, c'est lui qui creuse ces « quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort ».
Un visage est comme un corps blessé. Le peintre des visages fait l'épreuve de ce que les traits de la face révèlent de cruauté vulnérable. Il les voit se figer sous son propre pinceau. Il y creuse lui-même des cavités noires : les yeux des dessins d'Artaud, les bouches grand ouvertes des papes de Francis Bacon. Bacon cite Giacometti. Lui aussi creuse, il évide les faces qu'il peint. Rien n'est plus vide que leurs yeux. Le cercle de la prunelle y est la dernière boucle d'une spirale faite de traits entrelacés qui s'inachève là sur un fond noir. C'est pourquoi Antonin Artaud peut croire à une dynamique qui serait celle du visage, du corps entier, et celle de leurs images. La face est percée d'orifices parce qu'elle est inachevée : il partait, ce visage, pour être autre chose que le corps. Au milieu de dix mille rêves, ses traits ne cessent de pilonner leur forme « comme dans le creuset d'une palpitation passionnelle jamais lassée
».






Selon Antonin Artaud, la peinture est un pilonnage des formes. Elle est un mode de la passion des corps dont elle modèle les effigies. Elle tenterait de préfigurer un avenir des visages qui eux-mêmes entraîneraient les corps vers un accomplissement; et cet accomplissement, si on l'imagine, devrait peut-être combler tous ces trous et ces vides, plus de failles entre dedans et dehors, jus­qu'à ne plus dissocier l'un de l'autre et qu'ensemble ils fassent corps
.



J.M. Staive pour les collages et agrafages.







Peut-être cet inimaginable est-il le désir qui hante maintenant bien des images du visage. L'espace cesse d'y figurer comme le contenant vide de formes pleines. Vides et pleins se pénètrent entre eux. Les figures, dans ce qui ne peut plus sans doute être nommé « portraits », semblent des concrétions accidentelles dans des conflits locaux. Elles sont comme des effets d'espaces. Peut-être est-ce bien un désir nouveau de la peinture, d'entre­mêler les figures et les lieux. "

Marc Le Bot, L' oeil du peintre, Ed. Gallimard. 1982